La légende du Diable pontonnier de Châtel [Chatel-sur-Moselle (Vosges)]

Publié le 23 novembre 2023 Thématiques: Âme , Architecte , Construction , Construction de pont , Destruction , Diable , Diable architecte , Diable constructeur , Diable victorieux , Guerre , Messe (ne pas assister à) , Minuit , Noblesse , Nuit , Pacte avec le Diable , Pont , Punition , Richesse , Ruse , Soldat , Soufre ,

La Moselle à Chatel-sur-Moselle
La Moselle à Chatel-sur-Moselle. Source bibliothèque multimédia intercommunale d'Épinal, CC0, via Wikimedia Commons
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Source: Henry-Desestangs / None (1907) (15 minutes)
Lieu: La Moselle / Chatel-sur-Moselle / Vosges / France

Du haut de sa tête rouge et rousse, Monseigneur Gérard d'Alsace hurlait à ses gens d'armes des paroles fort inciviles. Il lâchait, d'une voix de tonnerre, mille imprécations, jurait, sacrait, et son nez soufflait, tel un soufflet de forge. Des brigands, des sauvages, venus d'Allemagne, ou de Normandie, jusque dans son duché de Lorraine, brisaient, brûlaient tout sur leur passage, mettaient à mort les hommes, à mal les femmes et faisaient mille plaisanteries saugrenues aux enfantelets, qui, après avoir cabriolé comme des chèvres démoniaques, trépassaient en devenant aussi noirs que nègres authentiques. Mais ce qui était plus grave, c'est que ces sinistres mécréants s'emparaient des troupeaux, des récoltes, de l'argent, de tous objets précieux leur tombant sous la main! Trop gentilhomme pour admettre que d'autres que lui pressurassent ses vassaux, le duc était parti de Remiremont de fort méchante humeur. Il ruminait les vengeances piaculaires les plus subtiles, quand arrivé sur les bords de la Moselle, non seulement il trouva en ruines le pont qui en rejoignait les deux rives, mais encore il apprit que les barbares s'étaient emparés de la forteresse et du bourg de Châtel, et que là, après avoir pillé maison par maison, ils avaient établi une auberge dans l'église. Pour lors, Monseigneur Gérard d'Alsace s'exaspéra tant que sa face devint violette et qu'il arrêta court sa suante monture, blanche d'écume.

Ayant inspecté les points cardinaux, il aperçut, se fondant presque dans les horizons pourpres du couchant, une vague silhouette d'homme qui pêchait à la ligne, calme et serein, ainsi que seul un pêcheur à la ligne sait l'être. D'un doigt autoritaire, le duc désigna le paisible personnage, et il ordonna :
– « Que quatre cavaliers me quérissent cet empaillé et me l'amènent à l'instant, ici!... »

Les chevaux, au vif piqués par les éperons, partirent, vite comme l'éclair, et le pêcheur n'avait pas eu le temps de quitter des yeux le flotteur de sa ligne, qu'il était enlevé, saisi par les jambes et les bras, et qu'au risque de l'écarteler, au grand trot, les gens d'armes l'emportèrent, le tirant, le secouant, l'écrasant tour à tour, jusqu'au moment où ils furent revenus devant leur vénéré prince, aux pieds duquel ils laissèrent choir leur prisonnier - paf! par terre!

– « Quelle est cette guenille? fit le duc. Réponds, manant, et commence par te mettre sur tes pattes, si tu ne veux pas que les piques de mes soldats te chatouillent les côtes, pour te fournir de la vivacité... ›

Alors un homme, ni vieux, ni jeune, ni beau, ni laid, ni grand, ni gras, ni maigre, mais pitoyable, se dressa assez péniblement pour qu'on puisse admettre qu'il fut courbaturé. Ahuri, abruti, il ne semblait comprendre ce qui venait de lui arriver, et point non plus ce que lui voulaient tous ces guerriers habillés de fer et ce chevalier à la mine rébarbative, au ton autoritaire et discourtois.
– « Qui es-tu, maraud ?... »
– « Je suis Florian, le serf, Monseigneur. »
– « Cette race de chiens est étonnante!... Tu baguenaudes devant ces arches en ruines, ces piliers démolis !... Par la Divine Mère du Christ! je vais faire pour messire Satan bonne et utile besogne, et lui envoyer tous ces bandits, qui dévastent mon duché, comme convives à ses prochaines ripailles !... Mais il faut que je puisse traverser la rivière...»
– « Monseigneur, ose interrompre en tremblant le serf, près d'ici demeure Gaulthier, l'architecte. Dans le pays il y a une grande réputation de constructeur habile. Peut-être vous pourrait-il être de quelque service?...»
– « Cours me le chercher !... »
– « Mais en ce moment il doit être au Salut. »
« Cours, dis-je. On va t'accompagner. Sois de retour avec lui dans une heure, sans quoi je te fais occire! Va !..... »

Trente minutes, à peine, étaient écoulées que le paysan reparaissait, suivi de Gaulthier. qui, parait-il, avait omis de faire ses dévotions ce jour-là.

– « Or ça, on te vante comme fort adroit et rapide dans tes travaux, clama Gérard d'Alsace. Nous l'allons voir!..... Ouïe bien mes ordres !..... Il s'agit de me reconstruire un pont sur lequel, moi et mes troupes, nous puissions passer. Il nous faut, au plus tôt, rattraper les audacieuses canailles qui nous tarabustent, et enfumer tous ces renards dans leurs tanières !... Il ne manque pas ici de bois, de pierres..... On t'aidera !..... »
– « Mais, Monseigneur !..... »
– « Tais-toi !....... Tu vas te mettre à l'instant à l'ouvrage..... Je saurai reconnaître généreusement tes services, si je suis content de toi. Mais je saurai aussi punir ton mauvais vouloir. Je veux que ce pont soit reconstruit, dans la nuit de demain, à minuit..... »

Ici, Gaulthier entra dans un air de consternation qu'il est facile d'imaginer. Il gémit :
– « Je n'aurai jamais le temps !..... » – « Faut-il que quelques vigoureux coups de bâton sur l'échine te fassent comprendre clair !..... J'ai dit. Tu as le choix entre une bourse d'or bien garnie ou un arbre bien branchu. Demain à minuit !...........»

Gérard d'Alsace tourna le dos au maçon, et, sans plus s'occuper de lui, donna des ordres à ses soldats pour qu'ils se reposent.

Florian, lui, s'était prudemment esquivé.

Le soleil s'éteignait au fond d'un paysage rose argenté, les eaux paisibles de la rivière semblaient sommeiller, et la lune s'éleva ronde et claire dans la nue, saluée par les roulades des rossignols, inlassables chanteurs, amoureux des étoiles. Un vent léger, caressa le front en nage du pauvre homme effrayé, vent aux parfums âcres des sapins, mélangé de l'odeur douce des violettes et des muguets. Se voyant seul, un moment il respira mieux. Assis sur la mousse, il réfléchissait à la dureté d'un sort qui l'avait poussé à négliger ses devoirs religieux. Fallait-il, vraiment, qu'il eut le nez peu tourné à la fortune pour qu'il lui arrivât aussi sotte aventure !.....

– « Que la crique me croque, si je puis construire ce pont, à moi tout seul, en quelques heures !.......... On m'aidera !..... Qui m'aidera ?... » se lamentait-il. « Je serai pendu, indubitablement !..... » ajouta-t-il, en levant la tête, et en considérant avec inquiétude les hautes cimes des énormes chênes qui l'entouraient. Un gland lui tomba sur l'oeil gauche, ce qui augmenta le trouble de son âme, car ce devait être mauvais présage, surtout qu'au même moment une chouette hululait longuement et lugubrement..... Alors, désolé de mourir sans avoir reçu Notre-Seigneur en viatique mais surtout de mourir Gaulthier se mit à verser des larmes, grosses comme escargots de vignes, et parfaitement résigné à être lâche, n'essayant même pas de fuir, il se laissa choir dans la mélancolie.....

Depuis combien de temps était-il hanté des plus sinistres hallucinations? Lui-même n'eut pu le spécifier, quand un effrayant coup de tonnerre que rien ne justifiait par cette nuit étincelante et pure aggrava ses lugubres pressentiments et le sortit de l'état quasi-comateux dans lequel il s'attendrissait. Il crut rêver, ou être devenu fou, en voyant, dressé devant lui, un personnage extraordinaire.

Ce quidam était haut, trois fois plus qu'il n'est humain, étrangement maigre, ayant toutes extrémités crochues et aiguës; sa barbe et ses cheveux étaient couleur de feu, son costume d'un vert qui semblait lumineux. Les broderies, qui chamarraient son justaucorps et son manteau, brillaient d'un éclat phosphorescent. Des cornes se tirebouchonnaient sur un crâne en pain de sucre et ses yeux étaient d'escarboucle. De plus, il possédait une queue, osseuse et longue, se terminant en fourche, qui s'agitait sans la moindre cesse, avec un bruit de castagnettes. Quand il ouvrait la bouche, on pouvait voir des dents fines, pointues, que caressait une langue semblable à une vipère de belle taille, et son haleine sentait incommodément le soufre.

Epouvanté, Gaulthier s'était levé, en se signant avec précipitation-car il avait reconnu, enfin, le diable, dont son curé souvent l'avait menacé — mais un coup de tonnerre, plus formidable encore que le précédent, le remit sur son séant. Pris d'un tremblement convulsif devant cette dépilative apparition, il se cacha les yeux de ses deux mains, et se mit à hurler des exorcismes sans cohérence. Satan appliqua sèchement le revers de sa queue sur l'occiput du malheureux et le fit ainsi taire. Puis, après avoir éclaté d'un rire si violent que les échos de la forêt répercutèrent cet inquiétant bruit de crecelle tapageuse cinq minutes durant, il dit d'une voix sépulcrale:
– « Cacochyme nigaud, tu me parais douze fois plus faible d'esprit qu'un hanneton! Avec ta vilaine frimousse, et ta pâle mine toute dérougie, tu me ferais presque regretter la diligence avec laquelle je viens te rendre un bon office!.... Vas-tu passer ta vie à te mourir, en attendant d'être pendu?..... Allons, regarde-moi en face!..... »

Gaulthier, n'eut pas la force, même de bouger un doigt.

– « Tu as bien tort, te dis-je, de te mettre la tête en quatre, et de te tourner les sangs, parce que le duc de Lorraine t'a donné des ordres impossibles à exécuter!..... Je suis bon !..... Crois-moi!..... Le pont sera construit à l'heure dite!..... »

– « Puis-je vous croire, Seigneur?..... pleurnicha-t-il. En vérité cela pourrait passer pour miracle, si les hommes étaient dignes que Dieu en voulut faire !..... »

Un nouveau coup de queue, qui lui cingla le côté droit du visage, lui rappela qu'il était contraire aux usages reçus de parler de Dieu, alors qu'on s'adresse au diable, et lui coupa net la parole.

– « Tu es cocasse, en vérité, et stupide! Tes jambes flageolent tant, que tu ne tiens plus debout, et tu soupires, comme vache qui vêle, au lieu de gambader et de rire!..... Ma proposition est cependant fort civile !..... Je te permets de gagner une bourse remplie d'or, et tu geins!.... Tu es étrangement bête, pour sûr ! La reconnaissance déjà eut dû te pousser à mille démonstratifs baise-griffes!..... Je te rends un signalé service, et qu'est-ce que je te demande par contre ?..... Non pas ton âme, mais celle du premier homme qui passera sur ce pont, que ma volonté va faire paraître, par enchantement, sur ces eaux!..... C'est peu de chose et qui t'importe guère !..... Tu n'aura à t'occuper de rien !..... Je suis pressé, réponds-moi ?..... Je te donne deux minutes de réflexion !..... »

Satan se caressa les cornes, puis ramassa des cailloux, qu'il chauffait sur ses yeux de braise et croquait ensuite, comme s'ils eussent été dragées de Verdun.

– « Ce diable est de mouvement brusque !..... Sa queue, surtout, gagnerait à s'ankyloser !..... Cependant il me paraît persuasif et bienveillant !. . . . . Ses propositions sont fort honnêtes !..... Après tout il est plus avantageux de lui céder l'âme d'un quiconque inconnu que d'être soi-même pendu !..... D'ailleurs, qui passera sur ce pont, le premier ?..... Monseigneur Gérard d'Alsace, suivant toutes probabilités !..... »

Cette idée remplit d'aise l'architecte, qui n'hésita plus.

– « J'accepte votre pacte ! » dit-il nettement.

Satan se lécha les babines voluptueusement et longuement. Sortant de ses chausses un parchemin, un écritoire et une plume de hibou savamment taillée, il tendit le traité et les accessoires à Gaulthier. Il commanda :
– « Signe. »
Et Gaulthier signa!.....

Une lueur étincelante éclaira la forêt. En même temps que l'air s'empestait d'une violente odeur de vieux bouc rôti, s'épaississait d'une fumée âcre et noire, un craquement sourd retentit. Des corbeaux croassèrent.....

Quand tout fut rentré dans l'ordre, le diable avait disparu.

Le soleil lentement s'éveillait, laissant tomber sa pluie d'or sur les hautes futaies, les fouillis d'arbres, la végétation ardente de la forêt, sur la nature entière saupoudrée de rosée. Peu à peu s'éleva de la terre une cacophonie harmonieuse, tous les oiseaux sifflèrent leur bonheur, chantèrent leur éternelle chanson d'amour. Au loin les tin-tins joyeux et clairs, s'évadérent des saints clochers et le parfum des germes mûrs charriait une ivresse de désirs, qui envahit le maçon, l'empoigna au cœur. Il se sentait pris d'une vague et délicieuse insouciance, subitement, devant le féérique de l'aurore. Voyant tout en beau, il faisait mille heureux projets :

– « Avec quelques-unes des pièces d'or, que me donnera le prince, je crois qu'il est honnête que je fasse une donation pieuse au curé. Il dira quelques messes et brûlera quelques cierges pour le repos de l'âme de celui que, bien involontairement, je vais envoyer cuire en marmite infernale !..... Avec d'autres, je m'achèterai une maison et de brillants atours..... Les derniers feront bien l'affaire de mon fils Etienne, que je marierai richement, dès son retour de l'armée..... Qu'on se fait des idées fausses!..... Qui soutenait que le diable était noir et se promenait tout nu, velu, crépu, uniquement désireux de nuire ?..... Il est tant gentilhomme qu'il est presqu'aussi mal poli que notre duc, lui-même, mais moins débraillé et bien plus complaisant!..... Je me sens pour lui rempli de reconnaissance! »

Comme les précédentes émotions l'avaient fortement fatigué, Gaulthier finit par s'endormir sur l'herbe. Il fit des rêves glorieux, se voyant, en songe, à cheval sur un dragon de feu, et s'entendant appeler « excellent ami » par un diable plus décoratif encore que celui qu'il avait vu dans la réalité.

A ce moment un arbalétrier, de cet âge où l'on aime à faire des choses extraordinaires et éclatantes, dans l'impossibilité de demeurer en place, cherchait à occuper les loisirs de la halte forcée par une promenade distrayante sur les bords de la Moselle. Il avait bonne tournure, jolies moustaches, cheveux frisés, blonds, et le rire de son regard laissait deviner que s'il faisait grand cas de la vie, c'est qu'il la trouvait agréable, sachant la passer avec gaieté. Sa jeunesse était un enthousiasme continuel et sa raison avait la fièvre. Il contempla les ruines du pont, mais son attention vite fut attirée par la venue, de l'autre côté de la rivière, d'une petite demoiselle, vêtue d'un corsage blanc, qui laisait échapper une gorge la plus jolie du monde, et d'un jupon court de teinte orange, assez dépenaillé.
– « Mazette, dit le soldat, voilà une personne dont les yeux en amande et le nez en trompette sont adorables!.....

Elle, sans avoir l'air de prendre garde à lui, dansait, en faisant des grâces avec ses bras blancs et potelés. Ses mignons petits pieds caressaient les corolles des fleurs, mais ne les écrasaient point. Quand elle eut finit de se trémousser, elle s'étendit à l'ombre et chanta des refrains patois d'une voix de chérubin, si douce, si douce, que la Sainte-Vierge seule, pouvait en avoir entendu de pareillement douce dans le paradis bleu des anges roses.

– « Il faut, ribon-ribaine, que je dise deux mots courtois à cette délicate créature! s'écria l'arbalétrier. « Elle est trop jolie pour ne pas être d'humeur avenante! »

Sans plus tarder il se précipita dans l'eau, et nagea droit vers la petite demoiselle. Ils se dirent bonjour et firent la conversation sous les saules brillants comme de l'or neuf, à côté de la rivière scintillante comme un miroir d'argent...

Gaulthier ronflait, confiant dans la promesse diabolique, aussi tranquillement que s'il eût été dans son lit autrefois conjugal, sans s'émouvoir du tapage produit par les jeux et les disputes des soldats gueulards et brutaux. Certains, l'ayant déniché, derrière un buisson d'aubépine, couché sur le dos, jugèrent gai de verser des cailloutis dans sa bouche, qu'il tenait ouverte, de lui mettre des orties dans les oreilles et les narines. Cette plaisanterie le réveilla en sursaut, éternuant aux larmes et grimaçant. Il pesta. Sa mauvaise humeur ne fit qu'ajouter au plaisir que ces militaires trouvaient dans leur farce. Agacé, il les traita haut de passe-volants. Quelques bourrades et un sérieux houspillement le rendirent taciturne.

– « Voilà des manières assez satisfactoires pour m'enlever le remords, si j'en avais!..... Que ces énergumènes périssent! .... » marmottait-il. « Christ-Dieu ! que Satan les emporte donc tous, au lieu d'un seul !... On ne torture pas ainsi un estimable architecte !..... »

Il renifla avidement l'air. Il fainéanta dans les bois tout noirs, et, avec impatience, attendit la dernière éclaircie du jour, en se donnant à lui-même l'assurance que le diable ne le tromperait point, à minuit, et que le diable lui permettrait alors aussi de se venger de ses méchants persécuteurs.

Il prêta l'oreille aux murmures des ruisseaux, aux bourdonnements des insectes, aux gazouillements des oiseaux ; il regarda les papillions voltiger, puis s'engourdir, il vit leurs têtes de velours se poser sur les étamines parfumées des fleurs joliettes; il regarda les étoiles, l'une après l'autre, piquer la pluche de la nuit, de points diamantés....

– « Encore deux heures et j'aurai la bourse d'or!..... Encore deux heures, et je saurai si c'est bien cet affreux duc qui payera, comme je le souhaite, mon billet à échéance !..... Encore deux heures!..... »

Et le pauvre architecte n'entendait pas sa conscience qui cependant lui criait :
– « Gaulthier, mon ami, prie le bon Dieu!..... Prie-le, durant qu'il en est temps encore !..... Gaulthier, Gaulthier mon ami, hier tu n'es pas allé au Salut, aujourd'hui pas à Matines, pas à la Messe, pas aux Vêpres!..... Gaulthier, ah Gaulthier! tu n'as pas chanté tes prières ni le soir, ni le matin, pas même l'après-midi!..... Gaulthier rappelle-toi que tu n'as pas assisté à la bénédiction du Saint-Sacrement!..... Piteux Gaulthier!.... » Non, le pauvre architecte n'entendait pas sa conscience, car il ne l'écoutait plus !

Il écoutait le bruit lointain des chevaux galopant, le cliquetis des armes que les hommes de Gérard fourbissaient, comme pour un départ prochain: il écoutait les uns rire, les autres crier, d'autres encore jurer, sacrer, blasphémer. Il était calme, dédaigneux de ce qui se passait autour de lui, mais assez inquiet de connaître les événements que la volonté satanesque avait bien pu créer là-bas, près des arches en ruines, de piliers démolis, là-bas où, lâche, il n'osait aller, car il n'était encore que la onzième heure!.....

La curiosité, peut-être, eut fini par lui donner un peu de courage, si une voix oh cette voix ! celle de monseigneur le duc, n'avait hurlé, si fort qu'un faisan endormi tomba lourdement sur le sol, mort de frayeur :
– « Où est-il ce Gaulthier?.... Qu'on me l'amène !....... »

Alors il eut la chair de poule. Ses poils se hérissèrent, droits comme des i, son cœur battit la berloque, il eut chaud, puis froid, la colique et la tremblote, et, certes, il n'eut pu bouger, si, à coups de pieds, de poings, de fouets et de bâtons, une quinzaine de robustes, vaillants, hardis et vigoureux gentilhommes ne lui avaient expéditivement rendu les membres élastiques.

Il arriva devant la Moselle, où l'attendait son gracieux maître, en faisant une si malencontreuse culbute, qu'il s'écorcha la peau du visage, depuis le menton jusqu'au front. Malgré un saignement du nez assez vif, il s'aperçut bien qu'il n'y avait pas trace de pont à l'endroit indiqué et aussi que Gérard d'Alsace ne prenait pas sa cabriole pour une révérence. Il sentit ses jambes lui rentrer dans l'estomac, en ouïssant les ordres :
– « Préparez la corde!..... Et vous autres, mettez-moi cette canaille nue comme ver de terre! Coupez lui des tranches de viande de partout le corps, et sur les plaies vives, jetez du sel!..... Puis, pendez-le, si haut que l'on l'on peut pendre!..... »

Il était minuit moins deux minutes.....

Le pauvre architecte n'avait déjà plus d'autre vêtement que sa pudeur, quand il se secoua de telle manière qu'il échappa des mains de ceux qui lui faisaient la toilette, criant, avec insolence :
– « Monseigneur le duc, vous m'avez demandé un pont, sur lequel vous pourriez passer, vous et vos troupes, me promettant une bourse d'or pour prix de mon travail, s'il était terminé à l'heure dite. Au lieu de me faire déchirer mes habits avec ma peau, payez donc vos dettes, monseigneur le duc !........... »

Ce discours, prononcé d'une voix de stentor par ce vilain, uniquement drapé dans sa parfaite dignité, eut certainement donné un coup d'apoplexie au prince, si ses yeux ses propres yeux n'avaient vu, sur la Moselle, un pont si grand, si large, si beau, que jamais encore il n'en avait vu un aussi magnifique !.....

Le duc demeurait bouche bée!.....

A minuit sonnant, silencieusement, le diable avait fait sa besogne.

Revenu, un peu, de sa stupéfaction, Gérard d'Alsace dit :
– « Tu dois, ceci est sûr, être protégé des Cieux!..... ou des Enfers!.... Qu'importe !..... Voilà la récompense promise!...... Tu peux remercier ton patron quel qu'il soit car j'allais te laisser dépecer comme brebis grasse!......

En jetant sa bourse à Gaulthier, le duc piqua des deux avec une telle violence que son cheval l'emporta, en six bonds énormes, jusqu'à deux pas du pont. Mais là, court, il s'arrêta, hennissant, se cabrant!.....

Ce qui se passa en moins de temps qu'il n'en faut pour le narrer aussi surprenant que terrible.

Le ciel devenu noir d'encre, soudain s'illumina de mille et mille éclairs s'entrecroisant, et les coups de foudre furent si continus et si violents, qu'en se confondant, ils produisirent un assourdissant tapage, rendu plus effrayant encore par le grondement des eaux, qui s'agitaient avec plus de fureur qu'une mer démontée, s'élevant à des hauteurs prodigieuses, pour retomber lourdement, en trombes, sur tous les alentours.

Alors un cri n'ayant rien d'humain, aigu, atroce, dominant tous les autres bruits, glaça chacun d'une peur mortelle, et l'on vit Gaulthier, hagard, livide, se tordant les bras, courir, fou, vers la Moselle, en hurlant :
– « Ne passe pas !..... Ne passe pas !..... ›

Sur l'autre rive, venait d'apparaitre le jeune arbalétrier aux jolies moustaches, aux cheveux frisés, blonds, qui, ayant fini sa conversation avec la petite demoiselle aux yeux en amandes et au nez en trompette, se hâtait de rejoindre l'armée. Pour aller plus vite, il allait traverser le pont. Dans ce beau militaire, l'architecte avait reconnu Etienne, son fils, son fils unique, sa seule adoration!.....
– « Ne passe pas !..... Ne passe pas !..... »

Mais la voix du père n'est pas entendue, étouffée par le cliquetis des armes et tapage de la nature !.....
– « Seigneur ! Pitié! Pitié, mon Dieu!» supplie Gaulthier, en s'arrachant la poitrine de ses ongles. C'est moi qui le perds, mon bel Etienne !..... Ah, que cent fois il eût mieux valu que je mourusse dans les douleurs les plus cruelles!......

Blême, il suit de l'oeil l'arbalétrier qui s'avance rapidement.....

– « Ne passe pas !

Le jeune homme s'engage sur le pont, fait un pas, .. puis deux, puis trois...

Tout à coup, quand il se trouve au milieu, un gros nuage de fumée jaunâtre l'enveloppe, une odeur âcre de souffre se répand dans l'air !....

Etienne a disparu !.....

Le pont aussitôt s'enfonce, lentement, dans les eaux..

Le diable avait promis de faire l'ouvrage, pour l'heure dite, mais il n'avait pas spécifié qu'il serait durable.

Monseigneur Gérard d'Alsace ne comprit rien à ce qui venait de se produire, mais il ne sut maitriser sa colère, quand il se rendit compte qu'il était, à nouveau, impossible de traverser la rivière.

Il tourna tout son courroux contre l'architecte, qu'il accusa de sorcellerie. Sans pitié comme il l'en avait menacé il lui fit, sur le champ, couper des tranches de viande de par tout le corps, et, sur les plaies vives, jeter du sel par ses soldats. Après quoi, Gaulthier fut pendu, si haut que l'on peut pendre, à un chêne très branchu, à la grande joie des gens d'armes, qui trouvèrent ça très amusant.


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