La légende du champ du Diable du Tholy [Le Tholy, Le Syndicat (Vosges)]

Publié le 26 novembre 2024 Thématiques: Champs , Combat , Diable , Diable défait , Eau bénite , Invocation , Livre , Magie , Prêtre | Curé ,

Diablotins dans le champ
Diablotins dans le champ. Source Midjourney
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Source: Pitz, Louis / Contes et légendes de Lorraine (1966) (4 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Un champ sous Bouvacôte / Le Tholy / Vosges / France
Lieu: Le Mourot / Le Syndicat / Vosges / France

Au début du siècle dernier, vivait au Mourot, petit hameau à l’écart du Tholy, dans les Vosges, une vieille femme, toute décrépite, et que la rumeur publique accusait de sorcellerie. On assurait qu’elle était capable de jeter des sorts, qu’elle ramassait toutes sortes de plantes pour en composer des philtres et autres breuvages magiques. On l’accusait même d’avoir transformé une jeune fille en lièvre, la fameuse bête de Bouvacôte, qui parcourut longtemps les montagnes dominant la vallée de Cleurie, épouvantant les chasseurs eux-mêmes. Les jeunes gens qu’inquiétaient les conscriptions de Napoléon venaient trouver la sorcière, qui leur donnait le moyen magique pour tirer le bon numéro.

Mais son frère Coliche ne valait pas mieux qu’elle. Ancien soldat des armées de la Révolution et de l’Empire, il avait découvert en Allemagne, au cours du pillage d’un couvent, un vieux livre rempli de formules magiques, et de recettes de toutes sortes pour provoquer ou conjurer les sorts. Il avait rapporté à son retour son précieux bouquin et le cachait soigneusement au fond d’un vieux bahut dont il conservait toujours la clef.

C’était un grimoire, en effet, que possédait Coliche, un livre fort ancien et renfermant la plupart des secrets de la magie. Il s’en servait à tous propos et, bien entendu, sa sœur profitait abondamment de la science qu’il contenait.

Autour de sa maison, Coliche possédait un petit bien. Mais il était peu travailleur et préférait vivre de sa maigre pension. Un de ses champs, qu’il ne cultivait plus depuis longtemps, était envahi par des pierres et des cailloux de toutes grosseurs entraînés par les torrents de la montagne.

Au printemps, il décida de transformer ce champ en pré mais, au préalable, il fallait le débarrasser de tous les cailloux qui l’encombraient. Un matin, Coliche se mit à l’ouvrage. Mais les pierres étaient très lourdes. Il y avait même des quartiers de roche entiers qui avaient glissé des sommets. Au bout d’une demi-heure, Coliche s’arrêta, le front trempé de sueur.
— Jamais je n’en finirai, se dit-il. Retournons à la maison.

Il rentra donc chez lui, et l’idée lui vint aussitôt de se faire aider dans sa besogne. Il prit son grimoire et, découvrant la page contenant la formule pour appeler les esprits infernaux, il lut à voix haute :
— Satanas, Baralipton, Cosinus, Abracadabra !…

Aussitôt, le diable en personne lui apparut.
— Que faut-il, maître, pour votre service ? lui demanda-t-il.
— Je veux, répondit le vieux troupier, que tu m’enlèves toutes les pierres qui traînent sur mon champ du côté de Bouvacôte.
— Bien, maître, cela sera fait immédiatement.

Et le diable, aussi silencieusement qu’il était venu, disparut. Seule, une légère odeur de soufre attestait encore son passage dans la maison.

Il se rendit aussitôt à l’endroit indiqué, rassembla en un clin d’œil une légion de diablotins et le travail commença. Les pierres ramassées étaient entassées sur le bord du champ, où elles formaient comme de petites murettes. Sur le terrain, mille bras s’agitaient, poussaient les rochers les plus lourds, enlevaient les cailloux, fouillaient le sol pour en extraire le gravier, si bien qu’en une demi-heure le champ fut aussi propre et aussi net que les emblavures de la plaine.

Mais pendant ce temps, que faisait Coliche ? Hélas ! Il ne regardait pas, les bras croisés, les diablotins faire son ouvrage ; il était plongé dans son grimoire. Il en tournait fébrilement les pages, cherchant la formule magique pour renvoyer les esprits infernaux dans les profondeurs des ténèbres. Mais il avait beau s’efforcer, il ne trouvait pas. Alors, la peur le prit ; il saisit son livre, le tourna en tous sens, s’énerva, s’inquiéta. La feuille contenant la précieuse formule manquait toujours.

Il se précipita alors sur le bahut, fouilla dans tous les tiroirs, retourna toutes sortes d’objets, regarda sous les meubles. Hélas ! la page restait introuvable.

Il était penché sur un autre livre quand Satan, après avoir terminé sa tâche, entra.

Coliche pâlit, car le Diable avait un air menaçant. Tout de suite, il donna des preuves d’impatience, réclamant son salaire, et se mit à chercher noise à Coliche.

Complètement désorienté, le vieux troupier ne pouvait que bafouiller des paroles inintelligibles. Il essaya en vain de se rappeler la formule. Mais de crainte de déclencher une nouvelle catastrophe, en se trompant de mots, il restait là, bouche bée.

Alors le diable, qui ne voulait pas retourner en enfer sans butin, se fâcha tout rouge et appliqua sur la joue de Coliche une gifle retentissante. Son intention était de le mettre à mort, pour pouvoir emporter son âme.

Mais le Coliche était un brave. Il n’avait pas eu peur des Autrichiens à Austerlitz ; il avait nargué les Cosaques à la Bérésina. Il n’eut pas peur du diable, fût-il Lucifer en personne.

Ce fut alors une belle bagarre. Les coups échangés furent terribles. Toute la vallée en résonna. Tout le mobilier de la pièce fut saccagé. Coliche brisa une chaise sur les reins du diable. Plusieurs fois, il roula à terre ; mais se relevant aussitôt, il porta à son adversaire de si rudes coups que le diable s’en alla rouler dans l’âtre et se brûla le derrière sur les tisons.

Mais malgré sa force prodigieuse et tout son courage, Coliche ne pouvait avoir le dessus avec un tel adversaire. Il comprit bientôt que la partie était inégale. Il se résolut donc à battre en retraite, tout en portant au diable des coups terribles.

C’est ainsi qu’en reculant, il sortit de sa maison. Mais dans la rue, le diable, pressé d’en finir, se jeta sur lui. Coliche évita sa charge et se réfugia derrière un arbre.

À ce moment, Diaude Mougin, un villageois du Tholy, vint à passer.
— Va vite chercher le curé du Tholy, lui cria Coliche. Sinon, je suis perdu.

Et la bataille reprit, avec plus d’acharnement encore. Le diable, sentant que la victoire était à sa portée, pressait le pauvre troupier, qui se débattait tant qu’il pouvait. Les deux antagonistes roulèrent au fossé. Coliche saisit une brique et en frappa violemment le diable ; mais celui-ci, insensible à la douleur, tenait le pauvre homme à terre et il allait l’étrangler, quand le curé du Tholy, tout essoufflé, arriva.

Armé de son seul goupillon, le curé jeta quelques gouttes d’eau bénite sur les combattants. L’effet sur le diable fut foudroyant : il se sauva, en poussant un beuglement plus épouvantable que celui de mille taureaux.

Dans sa fuite, il tira par la queue une vache, qui s’écrasa au fond d’un précipice. Cette vache appartenait à Diaude Mougin, qui était allé chercher le curé.

Mais, depuis cette bagarre mémorable, que l’on se raconta encore longtemps dans toute la vallée de Cleurie, de Saint-Amé à Julienrupt, le champ de Coliche s’est appelé le champ du Diable.


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