La légende de la chasse fantastique du château de Gombervaux [Vaucouleurs (Meuse)]

Publié le 12 août 2023 Thématiques: Amour , Chasse , Chasse fantastique , Chasser , Chasseur , Château , Complot , Innocent , Jalousie , Jugement , Loup , Mort , Noblesse , Punition , Rat | Souris , Revenant , Ruse , Torture , Transformation , Transformation en animal ,

Château de Gombervaux
Ketounette, CC BY-SA 4.0 , via Wikimedia Commons
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Source: Fageot-Darcémont, P.-A. / Le pays lorrain (1912) (10 minutes)
Lieu: Château de Gombervaux / Vaucouleurs / Meuse / France

Autrefois, il y a bien longtemps de cela, le château de Gombervaux dressait fièrement son donjon flanqué de quatre tours au bord d'un plateau tourné vers le sud et dont la pente abrupte dévalait vers Vaucouleurs. Le comte Hugues en était seigneur et maître. C'était un homme de haute taille, aux traits rudes, à la mine altière, à la main lourde. Les vilains tremblaient en sa présence pour peu que sa voix vint à s'enfler. Il avait cependant bon cœur, mais cette précieuse qualité était en partie gâtée par une impétuosité et une violence naturelles que rien ne pouvait arrêter.

Il se laissait alors aller au gré de ses passions et ses colères étaient terribles. Il chérissait tendrement sa femme, une demoiselle de noble maison qu'il avait épousée depuis peu. Dame Harlette, ainsi se nommait-elle, était toute mignonne; ses traits étaient fins et délicats, ses yeux bleus étaient profonds et rêveurs et ses cheveux blonds encadraient de leurs boucles soyeuses une figure toujours souriante bien qu'un peu pâle, sous son hennin garni de dentelles. Elle était de petite taille, aussi paraissait-elle une entant près de son gigantesque époux. On la savait bonne et compatissante aux misères des pauvres gens; aussi, pas une âme qui ne bénit son nom dans les chaumières du voisinage. Dès que venait le printemps, sur sa haquenée isabelle, elle allait à travers champs, le long des blés verts, l'aumônière à la ceinture, visitant les manants et laissant çà et là avec de douces paroles qui mettaient du baume dans l'âme, quelque menue monnaie.

Elle excellait aussi à fabriquer de ses blanches mains des onguents et autres remèdes souverains pour toutes sortes de blessures et maladies. Sa présence égayait jusqu'aux salles sombres et tristes du manoir qui n'entendaient le plus souvent que les propos grossiers des gens d'armes.

Le comte Hugues avait à son service un intendant nommé Siegfried, que ses compagnons avaient surnommé « Tête de Loup », à cause de sa mâchoire qu'il avait saillante et garnie de dents longues et pointues, ce qui en vérité le faisait assez ressembler, à l'animal dont on lui avait donné le nom.

Quand le maître était absent, Siegfried commandait au château. Outre qu'il était laid, c'était bien l'être le plus vil et le plus hypocrite que l'on put voir. Il ne cherchait qu'à satisfaire ses appétits bas et grossiers et ne reculait devant rien pour arriver à ses fins.

Charmé par les grâces de sa maîtresse, il conçut le dessein de la séduire, mais dame Harlette qui avait son mari en grand respect et grande amitié repoussa avec colère et mépris les avances de Siegfried. L'intendant tout honteux de sa défaite, redoutant la colère de son seigneur, sollicita son pardon et demanda à ce que le comte ne fut pas instruit de son équipée ; la bonne dame lui accorda ce qu'il désirait. Siegfried se retira un sourire de reconnaissance aux lèvres, mais la rage au cœur et il promit de se venger.

Un jour, le comte Hugues de retour au château après une assez longue absence, entra dans une violente colère. On avait trouvé assassiné, le matin même, un des hommes d'armes qu'il affectionnait tout particulièrement, et qu'il mettait toujours de garde au pont-levis.

Sa fureur ne connut plus de bornes quand son intendant survenant lui annonça d'un air hypocrite qu'il avait vu lui-même, à l'aube, un inconnu sortir par la fenêtre de l'appartement de dame Harlette, puis descendre dans la cour à l'aide d'une longue corde fixée à l'appui de ladite fenêtre. D'ailleurs le mur portait encore toutes fraiches des traces d'escalade.

Sans chercher à éclaircir cette étrange aventure, comme une bête fauve, en proie à une fureur inexprimable, il se précipita dans la chambre de dame Harlette, et sans explications, le comte la saisit brutalement, meurtrissant son poignet mignon, et la jeta rudement à terre. Puis, le cœur mordu par le démon de la jalousie, il fouilla les coffres, jeta leur contenu au milieu de la salle, arracha les draperies et brisa quantité de menues et jolies choses.

Tout-à-coup, il poussa un cri terrible, il venait de découvrir derrière le lit massif une toque de velours grenat ornée d'une plume verte qu'il n'avait jamais vue céans et qui ne pouvait appartenir qu'à un étranger. Certain maintenant de la culpabilité de sa femme, il ordonna à ses soldats d'enchaîner la pauvre dame qui toute meurtrie et toute suffoquée de peur devant cette violence qu'elle ne comprenait pas, était demeurée évanouie sur le parquet.

Puis une idée atroce lui vint à l'esprit. « Qu'on apporte une tonne garnie de clous », cria-t-il. L'intendant Siegfried devinant les intentions de son maître se chargea de faire exécuter ses ordres. Il descendit aux celliers, choisit une tonne vide et résistante, fit enfoncer dans les douves des clous qu'il choisit longs et acérés, de telle sorte que les pointes après avoir traversé le bois, ressortissent de l'autre côté, puis cela fait, il fit ôter un des fonds.

Satisfait, il fit conduire la tonne au dehors du château, au bord de la pente dévalant vers Vaucouleurs. Des soldats portaient le corps toujours inanimé de dame Harlette; la pauvre femme fut introduite dans l'instrument de son supplice, après quoi, à grands coups de marteau, le fond ôté fut replacé.

Le comte Hugues regardait ces opérations d'un air sombre et impatient; il restait sourd aux supplications de ses hommes d'armes et aux prières des paysans qui accouraient de toutes parts pour implorer le pardon de leur seigneur.

C'était grand'pitié de les voir, les pauvres gens, tous à genoux, remplissant l'air de leurs lamentations.

Quand tout fut terminé, le comte fit un signe, la tonne fut amenée au bord de la pente, et l'intendant Siegfried lui-même la poussa d'un vigoureux coup de pied. Elle se mit à dévaler la côte avec une rapidité vertigineuse et un bruit formidable, roulant et rebondissant sur les cailloux, brisant tout sur son passage. Enfin elle vint s'écraser sur des roches situées au bas de la pente et qui s'émiettérent sous le choc. La foule des manants, accablée de douleur à la vue de ce supplice atroce, se précipita pour ensevelir au moins décemment les chers restes de leur bienfaitrice, qu'ils devinaient innocente et sans reproche. Quand ils arrivèrent au bas de la descente, ils retrouvèrent la tonne en mille pièces, mais de cadavre point; seulement ils aperçurent, sortant des débris, une mignonne souris blanche qui trottinait si doucement, si gentiment au milieu d'eux qu'on aurait cru qu'elle s'y trouvait en sûreté. Cependant elle finit par pénétrer dans une fissure du sol, de laquelle on vit bientôt jaillir une source abondante et limpide.

Le comte Hugues rentra en son château, et durant de longs jours, il s'y tint enfermé. Il allait, sombre et muet, par les longs corridors; souvent, à une heure avancée de la nuit, on entendait encore son pas pesant résonner sur le parquet de la haute salle du donjon. Le comte Hugues ne pouvait dormir. Comme il avait profondément aimé sa femme et, Dieu sait! peut-être l'aimait-il encore? - sa colère tomba peu à peu pour faire place à une profonde tristesse. Il en vint à se demander s'il n'avait pas agi trop précipitamment, et surtout trop cruellement, et peu à peu le regret de son action se changea en un cuisant remords. Même il finit par éprouver une sourde rancune contre son intendant, lui reprochant de s'être prêté trop complaisamment au supplice de dame Harlette.

Un soir, après toute une journée passée ainsi à songer dans son appartement, le comte était monté sur la plateforme du donjon, afin de rafraîchir sa tête brûlante à la brise montant de la vallée, quand il s'aperçut d'une chose qui le fit frissonner d'épouvante.

Il lui sembla que son castel s'affaissait peu à peu, comme si une main invisible, mais puissante, l'eût entraîné vers quelque gouffre sans fond. Autrefois, du haut de la maîtresse tour, la vue s'étendait au loin vers la rivière de Meuse, jusqu'à Maxey, jusqu'à Montbras, dont on apercevait distinctement les tourelles aux toits d'ardoises, et voici qu'à présent il voyait à peine Vaucouleurs, dont moins d'une demi-lieue le séparait.

Le comte Hugues pâlit; il comprit qu'il avait dû commettre quelque crime énorme pour que le châtiment survînt ainsi, terrible autant que mystérieux; déjà, l'histoire de la souris blanche sortie de la tonne, ainsi que celle de la source miraculeuse, l'avaient rempli de trouble et d'étonnement.

Et, plus que jamais, le comte regretta son crime, ses cheveux blanchirent et son castel continua à s'enfoncer vers un abîme insondable. Les bords du plateau formaient à présent comme une énorme barrière autour du château, qui paraissait bâti au fond d'une gigantesque cuvette. Du haut du donjon, on ne voyait plus que les pentes raides et arides qui en formaient les bords et un peu de ciel bleu.

Depuis ce jour, un air de tristesse et de mort sembla répandu dans tous les coins du manoir; les soldats, consternés et remplis d'épouvante, ne chantaient et ne riaient plus; les paysans, qui avaient perdu leur bienfaitrice et qui croyaient le château maudit, ne passaient plus le pont-levis.

Seul, l'intendant Siegfried, qui savourait sa vengeance, avait conservé sa bonne humeur.

Un jour, n'y tenant plus, étant plus que jamais en proie aux reproches de sa conscience, il voulut à tout prix éclaircir les faits qui avaient été cause de la mort de dame Harlette.

Il fit venir l'intendant, ainsi que plusieurs soldats, écouta les uns et les autres et ne tarda pas à s'apercevoir que Siegfried lui cachait la vérité. Il eut un soupçon, et le misérable, pressé par le comte, ne tarda pas à avouer que c'était lui-même qui s'était introduit dans l'appartement de dame Harlette, y avait caché la toque compromettante, puis en était sorti par une fenêtre, tuant le soldat de garde qui était accouru au bruit.

Le comte Hugues n'en écouta pas davantage, il saisit sa lourde épée et d'un seul coup trancha la tête de l'intendant, qui s'était jeté à genoux pour implorer son pardon.

Au même instant, un énorme loup, que nul n'avait vu entrer, sortit en bondissant, et traversant comme une flèche le pont-levis, au milieu des soldats ahuris, gagna la forêt toute proche en poussant de longs hurlements.

A partir de ce jour, le comte fut plus triste que jamais; bien qu'il fut à la fleur de l'âge, ses cheveux blanchirent et son corps se voûta comme celui d'un vieillard. Il songeait sans cesse à dame Harlette, qui lui fut si bonne, si fidèle et qu'il fit si cruellement périr. Son amour pour sa femme se raviva sous le poids du remords; il fit bâtir une chapelle à l'endroit où se brisa la tonne maudite et tous les jours il y vint prier. L'appartement de sa femme demeura clos, lui seul y pénétrait; il le fit remettre dans l'état où il se trouvait du vivant de dame Harlette, et il se prit à y passer la plus grande partie de ses journées.

Cependant le manoir s'enfonçait toujours, d'une façon lente, mais continue; quand on arrivait sur le plateau, le sommet du donjon permettait seul de soupçonner l'existence du castel qui se dressait autrefois si orgueilleusement.

Le comte, auparavant si fier du manoir de ses pères, en était fort chagrin ; souvent la nuit, quand il ne pouvait reposer, il montait sur la plateforme du donjon, et de sentir toute proche la fin de son beau castel, de grosses larmes glissaient sur ses rudes moustaches. Maudissant sa triste destinée, le comte Hugues passait ainsi la majeure partie de ses nuits à se promener au haut de la maîtresse tour, et chaque fois, lorsque minuit sonnait, il apercevait sur le bord du fossé, en face de lui, deux points lumineux qui brillaient dans l'obscurité comme deux charbons ardents. Si la lune masquée par un nuage se montrait soudain, il voyait assis sur son arrière-train un grand loup d'une taille peu commune et qui ressemblait fort à celui qui s'était échappé du château le jour de la mort de l'intendant.

La présence de la bête fauve, toujours à cette même heure de la nuit, lui fut d'abord indifférente, rien ne pouvant le distraire de ses pensées, mais la persistance de la bête, son air de défi, finirent par l'intriguer, puis par l'exaspérer, à tel point qu'il se résolut à lui donner la chasse.

A minuit, alors qu'il faisait grande lune, il sortit du château, monté sur son meilleur coursier, à la tête de ses plus habiles compagnons, armés d'épieux et d'arbalètes, escortés de grands chiens lévriers, rapides comme le vent et féroces comme des loups. La petite troupe gravit la pente, de l'autre côté de la douve, déboucha sur le plateau et se trouva face à face avec la bête.

C'était un loup de taille gigantesque et de terrible aspect: ses yeux brillaient comme des escarboucles; ses dents aiguës et blanches avaient bien un pouce; ses oreilles, longues et un peu recourbées vers l'arrière, ressemblaient à deux cornes; ses pattes, hautes et musclées, étaient garnies de griffes d'une longueur démesurée; en outre, il avait sous la mâchoire une étrange petite barbiche qui flottait à la brise nocturne. Tous étaient braves chasseurs, mais il n'en fut pas un qui ne sentît frissonner à la vue de cette bête extraordinaire.

A l'approche des cavaliers, elle se leva doucement et, sans se presser, partit au petit trot dans la direction de la forêt.

Alors la chasse commença : sous la morsure des éperons, les chevaux, à bride abattue, volèrent sur les traces de l'animal, précédés par la meute des lévriers qui bondissaient autour de la bête féroce. Ce fut une étrange chevauchée; comme une trombe, bêtes et cavaliers s'engouffrèrent dans la forêt; les arbres et les buissons paraissaient s'effacer devant eux pour leur livrer passage. Des forêts inconnues, des champs, des landes, puis des forêts encore défilèrent, traversés à une folle allure, sans que la poursuite parût se ralentir. Les chevaux ne semblaient éprouver aucune fatigue, bien qu'ils fussent couverts d'écume, et les cavaliers courbés sur l'encolure, l'épieu à la main, demeuraient muets et farouches.

A quelques toises en avant, la bête, jamais lasse, entourée des lévriers qu'elle maintenait à distance, bondissait droit devant elle. C'était comme un ouragan qui courait à travers la forêt endormie.

Parfois, une flèche lancée par l'un des chasseurs partait dans un long sifflement, mais sa pointe acérée n'avait pas de prise sur l'animal, le trait tombait à terre et la bête repartait de plus belle.

Et la chasse continua, furieuse, acharnée, sans que rien vint l'arrêter. Elle était si rapide qu'on ne pouvait rien distinguer, sinon une grande rumeur, quelque chose comme un grondement de tonnerre accompagné d'un tourbillon de poussière, puis une plainte vague qui se mourait dans la profondeur des bois, puis plus rien, sinon un dernier souffle d'air qui faisait frissonner les feuilles. A ce moment, les oiseaux se taisaient, les bêtes sauvages se terraient dans leurs repaires ; malheur à qui se trouvait sur le passage de la chasse infernale: on n'en retrouvait miette.

Combien de temps dura cette étrange chevauchée ? Nul ne le saurait dire.


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