La légende de la dame à la fontaine de Bréhéville [Lissey, Bréhéville (Meuse)]

Publié le 8 décembre 2024 Thématiques: Amour , Amour impossible , Château , Dame blanche , Diable , Enlèvement , Fontaine , Fuite , Lieu hanté , Mariage , Mort , Parricide , Signe de croix ,

Une des fontaines de Bréhéville
Une des fontaines de Bréhéville. Source Google Street View
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Source: Pitz, Louis / Contes et légendes de Lorraine (1966) (5 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Château de Bréhéville / Lissey / Meuse / France
Lieu: Une fontaine à Bréhéville / Bréhéville / Meuse / France

Le sire de Bréhéville habitait un manoir solitaire, qui s’élevait à quelques lieues au nord de Verdun. C’était un homme d’âge mûr, qui vivait retiré et paisible au sein de ses vastes domaines. Il était veuf. Mais il possédait une fille unique, Lucie, sur laquelle il reportait toute sa tendresse et toute son affection.

Lucie, d’ailleurs, comblait son père. Jamais celui-ci n’avait eu à lui faire le moindre reproche. C’était une charmante jeune fille de dix-huit ans. Comme toutes les autres jeunes filles de son âge, elle était insouciante et rieuse, gaie et coquette. Elle jouait admirablement du luth et, le soir, dans la grande salle du château, son père attendri écoutait les notes aigrelettes tinter sous ses doigts agiles de petite fée.

Le sire de Bréhéville n’avait qu’un rêve : marier sa fille à son ami et voisin, le baron Rambas de Jametz. Quoique le prétendant ne fût plus très jeune, Lucie avait docilement accepté l’idée de ce mariage et son père, ravi de tant de piété filiale, s’estimait le plus heureux de tous les hommes.

Lucie accompagnait souvent son père à la chasse. Elle aimait beaucoup chevaucher à ses côtés, mais ne frappait jamais la bête, se contentant de la réduire aux abois.

Or un jour, elle s’égara au milieu de taillis très épais. Elle appela longtemps. Mais les chasseurs, emportés par leur élan, s’étaient éloignés et la forêt demeurait silencieuse.

Lucie prit peur, se demandant comment elle parviendrait à rentrer au château.

Soudain, un jeune écuyer inconnu parut devant elle. L’étranger était de mine avenante ; son allure fière et noble ne manquait pas de prestance. Un ample manteau pourpre flottait sur ses épaules. Un justaucorps noir moulait une taille svelte. Son heaume, surmonté d’un panache rouge, enserrait un visage aux traits nets et fins, qu’adoucissait un regard caressant.

La vue de ce noble étranger produisit sur l’esprit de Lucie une étrange impression.
— Où courez-vous ainsi, gente damoiselle ? lui demanda-t-il.
— Je me suis égarée en chassant avec mon père. Pourriez-vous m’indiquer la direction à suivre pour sortir de ce bois et retrouver le château de Bréhéville ? Je suis la fille de messire Gontran.
— Rien de plus facile, répondit l’étranger. Je suis Robert de Montfaucon. Si vous voulez m’accompagner, je vous reconduirai à votre père.

Un peu intimidée, Lucie accepta. Mais la route leur parut bien courte, car Robert s’étendait en propos spirituels et respectueux. Il savait raconter de belles histoires, qui captivaient l’esprit de la jeune fille.

Tout cela ne tarda pas à jeter la confusion dans le cœur de Lucie, qui n’avait encore jamais vibré d’amour.

Dès que les tours du château de Bréhéville se dessinèrent à l’horizon, Lucie invita Robert de Montfaucon à venir saluer son père.
— Impossible, dit simplement le jeune homme.
— Pourquoi ? Cela ferait très certainement plaisir à mon père, insista-t-elle.
— Hélas, reprit Robert, vous ne savez donc pas que mon père est brouillé à mort avec le vôtre ? C’est au sujet d’un tournoi, qu’ils ont disputé jadis dans leur jeunesse, à la cour du duc Ferri.
— Je ne savais pas cela, répondit la jeune fille rougissante.

Et Robert s’éloigna, laissant Lucie désolée et très malheureuse.

Rentrée au château, Lucie, songeant à son prochain mariage avec le sire de Jametz, résolut d’oublier cette aventure, qui n’aurait sans doute pas de suite.

Hélas ! Elle se trompait, car quelques jours plus tard, par un merveilleux hasard, elle retrouva Robert de Montfaucon dans la forêt.

Alors, adieu toutes les sages résolutions ! Les deux jeunes gens étaient plus épris que jamais.

Peu de temps après, Lucie poursuivait seule une superbe biche blanche. Mais soudain, son coursier s’emporta et, d’un bond, il allait entraîner la chasseresse dans un précipice, quand Robert surgit providentiellement et retint l’animal par la bride au-dessus de l’abîme.

Cet événement contribua encore à exalter la passion de Lucie pour Robert, qu’elle tenait maintenant pour son sauveteur.

Cependant, la date fixée pour son mariage avec le sire de Jametz approchait. Lucie tenta plusieurs subterfuges pour retarder la cérémonie. Elle prétexta diverses maladies et inventa d’autres motifs encore.

Mais le temps arriva où elle ne put reculer davantage. Il était impossible à son père de différer l’accomplissement des promesses solennelles qu’il avait faites.

Lucie, qui rencontrait toujours secrètement son cavalier, lui confia toute son infortune.

Celui-ci lui proposa aussitôt de l’enlever et de partir avec elle bien loin de ce pays austère, quelque part dans le sud, où ils pourraient cacher leur amour.

Et Lucie, vaincue, à bout de résistance, Lucie, la fille si obéissante à son père, accepta.

C’était au cœur d’une nuit lugubre et sans lune. Les douze coups de minuit s’égrenaient lentement sur le château de Bréhéville endormi. Une forme blanche se glissa, silencieuse et rapide comme un spectre, le long des escaliers, franchit la cour et, par une porte dérobée, se hâta jusqu’à la fontaine. C’était Lucie.

Au loin, on entendait se rapprocher le furieux galop d’un cavalier. Comme un éclair, il apparut soudain près de la fontaine où Lucie s’était cachée dans l’ombre.

Aussitôt, la jeune fille sauta en croupe et rapide comme le vent, le coursier s’enfuit, emportant les deux amants, qui ne purent échanger une parole tant leur émotion était violente.

Mais Gaspard, le vieux serviteur du château, ne dormait pas. Depuis un moment, il épiait le manège de Lucie. Il courut réveiller le châtelain et l’avertir de ce qui venait d’arriver.

Le sire de Bréhéville bondit sur son meilleur cheval et, dans une galopade effrénée, se lança sur les traces des fuyards.

Pendant longtemps, la poursuite resta indécise. Le cheval de Robert conservait une assez bonne avance. Mais celui du sire de Bréhéville paraissait plus frais et gagnait légèrement du terrain.

Ils atteignirent une vaste plaine marécageuse.

Peinant dans les flaques d’eau et les bourbiers, le cheval de Robert commençait à donner quelques signes de fatigue. Les coups d’étrier ne servaient à rien.

Derrière eux, le sire de Bréhéville redoublait son allure. Encore quelques toises, encore quelques coudées, il allait les rejoindre…

Lucie, égarée, ne savait plus que faire.

Déjà, le sire de Bréhéville levait son épée pour en frapper le ravisseur de sa fille. Mais Lucie, complètement affolée, ne le reconnut pas ; elle crut que c’était un serviteur du château, qu’on avait lancé à ses trousses.

Alors, elle saisit la dague de Robert et frappa son propre père.

Le vieillard, touché à mort, tomba de son cheval et expira en quelques instants, maudissant sa malheureuse enfant qu’il avait trop aimée.

Sans un regard en arrière, les deux amants poursuivirent leur course folle. À travers les prés, les bois, les landes, les marécages, le cheval galopait toujours.

Ils arrivèrent bientôt en vue de la Roche-le-Bruly, une pierre sinistre qu’on disait avoir été jetée là par le Diable lui-même.

Alors, dans la nuit sombre, une lueur orangée attira soudain les regards de Lucie. Elle s’aperçut avec terreur que le corps de Robert paraissait lancer des éclairs. Des flammes se glissaient à travers les trous de sa visière ; elles se faufilaient à travers sa cotte de mailles ; elles léchaient les pans de son manteau ; elles s’échappaient de la bouche du cheval.

Lucie jeta un cri d’épouvante. Elle glissa à terre et tomba à genoux sur le sol dur. Dans un réflexe de terreur, elle esquissa un signe de croix…

À ce signe, le spectre qui l’emportait grinça horriblement des dents, tandis que son visage menaçant disparaissait dans les flammes. Un seul mot s’échappa de sa gorge :
— Parricide !…

Puis il disparut à l’horizon.

Privé de ses habitants, le château de Bréhéville tomba bientôt en ruines.

Mais, tous les soirs, sur le coup de minuit, on pouvait voir une forme blanche, voilée, aérienne, l’ombre de Lucie, qui descendait le long des escaliers du donjon, traversait la cour et s’arrêtait près de la fontaine. Aussitôt, surgissait un cavalier noir qui l’emportait dans les ténèbres.

Elle rôdait quelquefois le jour, aux abords de cette fontaine dont elle était devenue la fée malheureuse, la Dame Blanche qui s’évanouissait à l’approche du voyageur.


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