A l'endroit où se trouve actuellement le glacier de Plan-Névé, c'est-à-dire au nord du Grand Muveran, existait autrefois [...], racontent les vieillards de la contrée, un magnifique pâturage. La montagne était si belle et si fertile, les vachers dans une telle prospérité qu'ils jouaient aux palets avec des tommes de chèvre, et aux quilles avec des têtes de beurre, en guise de boules.
Quelle a été la cause d'un si grand changement? Voici ce que raconte une tradition très populaire, qui a inspiré à l'un de nos poètes vaudois, trop tôt enlevé par la mort, le sujet d'une de ses compositions les mieux réussies.
Un soir que la tempête menaçait dans la montagne, se présente, à la porte du chalet de Plan-Névé, une femme à l'aspect pauvre et ridé. D'un ton digne d'exciter la compassion, elle supplie les vachers de l'héberger pour la nuit et de lui donner ona crota, c'est-à-dire une croûte de pain avec un peu de beurre. Ceux-ci, bien que dans l'abondance, hommes sans cœur s'il y en eut jamais, gens durs et grossiers, lui répondent qu'ils n'ont rien pour elle et qu'elle n'a qu'à détaler le plus tôt possible.
La pauvre vieille - ou plutôt la fée de la montagne aussi furieuse que froissée, sort en silence du chalet inhospitalier; puis, à quelque distance, se retourne et, regardant le pâturage d'un cœil terrible et prophétique, profére cette malédiction:
« Balla pllanna! Pllan Névé! jamé terreina te ne te reverré! » (Belle plaine! Plan-Névé ! jamais je ne te reverrai terrain!)
Ou selon d'autres : « Plan Névé té, et Plan Névé té saré! jamais té ne té réterrennéré. » (Plan-Névé tu es et Plan-Névé tu seras, jamais tu ne redeviendras terrain).
Aussitôt, un orage épouvantable de neige, de grêle et de vent en furie se précipite sur cette belle montagne et la recouvre en quelques instants d'un linceul de glace qui, pendant de longues années, n'a été qu'en s'épaississant.
Aujourd'hui le glacier diminue, et ce qui donne quelque apparence de vérité à l'opinion que ces lieux formaient jadis un pâturage, c'est que, entre autres, en 1822, année chaude et très précoce, des chasseurs de chamois et de marmottes racontaient y avoir vu à découvert, dans les éboulis de pierre et de glace, la voûte d'un vieux pont, destiné sans doute à faciliter l'accès de la montagne. On prétend même que ce pont se découvrirait tous les sept ans. En outre, dans les moraines, au pied des parois des Cuvertellets, on doit avoir trouvé, il y a quelques années, une chaîne en fer au moyen de laquelle on attache le bétail, et qui aurait été charriée par le glacier. D'autre part, M. Philippe Marlétaz des Plans, le guide bien connu que je consultais sur ce point, m'a répondu, en octobre 1881, ce qui suit : « Pour mon compte, voici ce que j'ai observé et découvert : Il y a deux ans, un orage a éclaté du côté de la Tête à Pierre Grept et du glacier de Plan-Névé. Par suite de l'accumulation des eaux, le torrent avait tellement grossi que le terrain qui forme son lit avait été rongé à une profondeur de trois mètres, en mettant à découvert des poutres et d'assez gros rondins; ce qui prouve bien, ajoutait-il, que dans les anciens temps il y avait des habitations ou des forêts dans ces hautes régions.
Quoi qu'il en soit la légende existe et subsistera au vallon des Plans, comme aux alentours, aussi longtemps que des êtres humains y habiteront.