Entre Anzeindaz et la Varraz, se trouve un lieu désigné sous le nom de Bouélaire. (Boué, en patois, signifie boyaux, entrailles, et bouaila veut dire pousser des cris d'effroi et de douleur.) D'où peut venir cette singulière appellation, appliquée à ce défilé ?
Voici ce qu'on raconte c'était en 1629, au temps où nos montagnes étaient souvent le théâtre de disputes violentes entre habitants des vallées voisines, à cause de l'exploitation des pâturages supérieurs et à propos du bétail, dont il se faisait parfois de véritables razzias. Or, cette année-là, une bande nombreuse de Valaisans, voulant se fournir de vaches à bon marché, conçut le projet de venir enlever les troupeaux qui paissaient dans les pâturages vaudois de Javernaz, de Nant et de la Varraz. Pour mieux réussir dans leur entreprise et mieux attirer le bétail, ils avaient eu soin de prendre avec eux un sorcier, joueur de violon, dont l'archet enchanté avait le pouvoir de faire marcher les vaches à sa suite, sans qu'il fût besoin de s'inquiéter d'elles. - Arrivés dans les pâturages en question, la première occupation des envahisseurs fut de massacrer les vachers qu'ils trouvèrent. A Javernaz, sur Bex, il n'y eut qu'un pauvre boubellon (petit garçon, berger de chalet) qui put s'échapper des mains des Valaisans, grâce à la rapidité de sa course. Ce jeune homme, se rendant compte du danger et songeant que le plus pressant était d'appeler au secours, eut la présence d'esprit de se saisir, en guise de porte voix, d'un « couloir à lait» et de gravir à toutes jambes le Petit-Chatillon, pour héler de là les gens de Bex, en criant de toute la force de ses poumons.
Il eut le bonheur d'être entendu par la châtelaine de Duin et par une pauvre femme habitant une des premières maisons « du bas, >> laquelle s'empressa de faire porter la nouvelle et de donner l'alarme au village. Immédiatement les Bellériens saisissent leurs armes, se mettent en route, passent par Fenalet, les Posses et Gryon, en recrutant des renforts dans chacune de ces localités. En peu de temps ils atteignent Anzeindaz, et, voulant couper la retraite aux Valaisans, qui, sans doute, reviendraient par le col de Cheville, ils vont s'embusquer, non loin des Essets, dans un passage resserré où la bande des pillards devait nécessairement s'engager.
Les Vaudois ne furent pas longtemps à attendre. Cachés derrière les rochers, ils virent arriver d'abord le violoneux marchant glorieusement en tête du cortège et jouant de son instrument endiablé une triomphante mélodie. Immédiatement après lui, venaient les vaches, les génisses et les veaux, suivis des Valaisans fort excités par le succès de leur razzia.
Arrivé près de l'étroit passage, le sorcier, ne se doutant de rien et levant en l'air son archet, se retourne joyeux du côté de ses compagnons de route et leur crie:
– Coradzo, mes amis, ora ne sein sauvo! (Courage, mes amis, maintenant nous sommes à l'abri de tout danger.)
– Sauvo! lo diabllo! lui répond tout à coup un des Vaudois embusqués, et, d'un coup de feu, il l'étend raide mort.
Cette première détonation fut le signal d'un désordre et d'un carnage épouvantables. Hommes et vaches se bousculèrent dans un pêle-mêle affreux, d'où l'on n'entendait sortir que des cris, des jurements, le bruit des coups de bâton sur les cornes et le dos des bêtes, des mugissements, des coups de feu mêlés à une odeur de poudre et à un épais nuage de poussière. Pendant une demi-heure, ce fut horrible. Les Valaisans cherchaient à se cacher derrière leurs vaches volées et celles-ci, sentant l'odeur du sang, devinrent furieuses et se précipitèrent les unes contre les autres à coups de cornes, « en s'ébouélant. » On vit même plusieurs des pillards, affolés de terreur et ne sachant comment échapper, ouvrir, avec leurs couteaux, le ventre des vaches les plus grosses, pour chercher à s'y cacher. « Ils les ébouellaient » en leur faisant pousser des mugissements lamentables. - De là vient le nom de Bouélaire donné dès lors à ce lieu de carnage.
La tradition rapporte qu'en cette circonstance tous les Valaisans, à l'exception d'un seul, furent tués sous les coups de crosse ou de carabine des Vaudois. Celui qui eut le bonheur d'échapper à la mort subit la douloureuse humiliation d'avoir les deux oreilles coupées; après quoi, on eut soin de l'attacher sur le dos d'un mulet, la tête sur la queue. Ce fut de cette manière qu'il dut aller porter le résultat de l'expédition aux gens d'Aven et des villages valaisans d'alentour.