La légende de la mort du Comte Guillaume III [Cluny (Saône-et-Loire),Payerne (Canton de Vaud / Suisse)]

Publié le 5 octobre 2023 Thématiques: Abbaye | Monastère , Animal , Cheval , Cheval fantastique , Fantôme , Impiété , Moine , Mort , Noblesse , Punition , Revenant , Sang , Transformation ,

Abbaye de Cluny
Rillke, CC BY-SA 3.0 , via Wikimedia Commons
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Source: Collin de Plancy, Jacques Albin Simon / Légendes infernales: relations et facts des hôtes de l'enfer avec l'espèce humaine (1864) (4 minutes)
Lieu: Abbatiale / Payerne / Canton de Vaud / Suisse
Lieu: Abbaye de Cluny / Cluny / Saône-et-Loire / France

L'homme ne s'appartient pas, et il ne se sépare de Dieu que pour tomber sous le joug de celui à qui plaît le mal, parce que celui-là espère avoir la joie de le punir.

Nous devons raconter ici la fin redoutable de Guillaume III, le dernier comte suprême de la Franche-Comté, appelée alors le comté de Bourgogne; c'est nous reporter à la fin du douzième siècle.

C'était un effroyable tyran que le comte Guillaume III. Il faisait aux hommes ses sujets tout le mal qu'il pouvait imaginer, et dans tous ses actes il ne servait que l'ennemi de Dieu. Il maltraitait avec grande joie les clercs et les bons moines; il se raillait grossièrement de tout personnage en qui il voyait des sentiments religieux. Un jour que des pèlerins de la terre sainte le conjuraient à mains jointes de les aider au rachat de leur roi, captif des Sarasins (c'était Baudouin II, roi de Jérusalem), il n'eut pas honte de leur donner une maille, la plus petite des monnaies, qui valait moins qu'un centime d'aujourd'hui, et il s'en alla en rire et gaber avec ses bouffons.

La fille de Guillaume III, Sibylle de Bourgogne, qui était allée à la croisade, où elle brilla sous le nom de « la Dame aux jambes d'or », parce qu'elle portait avec son armure des bottes dorées, et qui eut ensuite le malheur de se laisser entraîner dans les hérésies diaboliques d'Arnauld de Brescia, Sibylle raconte, dans la chronique que nous venons de citer, qu'elle allait à Dôle revoir son père, dont elle était séparée depuis longtemps.

« Guillaume, dit-elle, me reçut d'un air glacé. Il me parut maigre et vieilli. Sa taille s'était courbée, et ses cheveux étaient déjà mêlés et rares; il portait sur le front la trace d'un grand souci. On m'apprit qu'il était devenu cruel, et que plusieurs de ses barons avaient été victimes de sa politique sanguinaire; il est vrai qu'ils étaient presque tous factieux et perfides.

» Sa rigueur envers le prieur de Cluny est moins excusable. Guillaume avait saisi une partie de la chevance de cette abbaye. Le prieur se rendit à Dôle pour réclamer contre cette injustice. Son zèle s'aigrissant peut-être outre mesure, il traita le comte de Maure de chevalier à la proie et de païen pire qu'Attila. Guillaume, furieux, lui arracha la barbe et le fit pendre, comme un Juif, entre deux chiens. A cette nouvelle, Pierre le Vénérable maudit sept fois le meurtrier, et Guillaume, à compter de ce jour, redoubla d'impiété et de malice. Il jeta dans le feu le reliquaire de mon oncle Étienne, et voulut même brûler la châsse de saint Claude, que les moines eurent à peine le temps de cacher.

» La mesure était comblée enfin, et le jour de l'éternelle justice allait luire. Mon père, un lendemain de Pentecôte, célébrait par dérision la fête des Fous. Le festin était joyeux et splendide; les ménestrels, les jongleurs et les bouffons excitaient par des lais obscènes la fougue des convives. Le comte, que le démon poussait vers l'abîme, voulut boire dans un calice volé à l'abbé de Cherlieu; mais ses lèvres eurent à peine touché le calice que le vin s'évanouit en flamme légère. On remplit deux fois le saint vase, et le vin s'évapora deux fois. Tous ceux qui conservaient un peu de raison sortirent de la salle. On vint au même instant annoncer à mon père qu'un moine de Cluny lui amenait de la part de l'abbé un palefroi magnifique, en signe de réconciliation et de vasselage. Le comte se leva de table, suivi de ses barons et de ses livrées, pour aller voir ce destrier, qui était en effet d'une beauté rare, tout sellé, bridé, l'œil vif, la croupe arrondie, et le poil lisse d'un noir de jais. Guillaume s'empressa de monter le merveilleux cheval, dont la docilité, la grâce, la souplesse et l'allure charmaient tous les écuyers. Il tournait, galopait, faisait mille passes, sautait à quartier, plein d'adresse et de feu et plus léger qu'un coursier arabe dans le désert. Les barons battaient des mains, et la foule trépignait de plaisir. Tout à coup le noir destrier demeure immobile; son poil se hérisse et ses naseaux jettent des flammes; deux chiens qui l'accompagnaient se mettent à hurler, et le moine secoue son capuchon, d'où jaillissent des milliers d'étincelles. Guillaume semblait pétrifié; un pouvoir surnaturel nous accablait nous-mêmes; l'enthousiasme avait cessé, et chacun se taisait de peur.

» – Qu'on m'ôte d'ici! s'écria mon père; pages, écuyers, à la rescousse!

» Mais nul page, nul écuyer, ne bougeait. Guillaume semblait cloué à la selle de son cheval.

» – Comte suprême de Bourgogne, dit alors le moine, ne sens-tu pas que ton coursier s'arrête? Va donc rejoindre tes convives; les tables sont encore dressées et tu n'as pas épuisé la coupe du festin.

» – Je brûle, répondit mon père; de l'eau, un peu d'eau, par pitié.

» Le moine alors tira de son sein un calice, le même, hélas ! que mon père avait profané; il le présenta au comte, qui avait perdu l'usage de ses mains. C'est du sang! murmura Guillaume.

» – C'est celui que tu as versé, répliqua le moine, c'est le mien! une goutte du sang de chacune de tes victimes a suffi pour remplir ce calice sacré à pleins bords. Bois donc, superbe châtelain, ton nouvel échanson t'invite à boire; cette liqueur-ci ne coûte rien, elle ne coûte pas même la maille que tu jetas aux pèlerins de la terre sainte.

» Le comte, tel qu'un malade sous le poids d'un affreux cauchemar, essayait en vain d'articuler des sons qui expiraient dans sa bouche : une tardive lumière l'éclairait enfin. Le moine leva lentement son capuce, et l'on vit le prieur de Cluny, pendu naguère; ses yeux étaient caves, et ses joues avaient la couleur d'une terre de sépulcre; une corde était attachée à son cou bleuâtre.

» – Regarde-moi, meurtrier sacrilège, continua le moine d'une voix de tonnerre; regarde ces deux chiens chargés de te punir.

» Les chiens se précipitèrent sur le comte, et se cramponnèrent à ses cuisses, qu'ils déchiraient.

» – Vois mon cœur, continua le moine, vois ce feu qui le brûle et ne le consumera jamais! Je suis damné! damné par toi, car j'étais en péché grave à l'heure de mon supplice. Viens, heureux châtelain, partager mes joies! Viens goûter à ton tour le bonheur que tu m'as fait!

» Il s'élance à ces mots sur la croupe du destrier et dit Va!... L'affreux coursier déploie aussitôt des ailes de chauve-souris plus larges que les voiles d'un navire, s'élève, plane, et disparaît à travers un nuage de flamme et de fumée. »


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