Ce ne sont pas seulement les villes qui ont des légendes ; les villages et les forêts ont aussi les leurs, et ce ne sont pas les moins curieuses; témoin l'aventure tragique arrivée an village de Dampleux au commencement du XV° siècle.
Dampleux est un joli village, bâti en amphithéâtre, à l'extrémité d'une clairière de la forêt de Retz. Si un jour une circonstance quelconque vous conduit dans ce charmant pays, situé sur la lisière des grands bois qui l'environnent de toutes parts, n'oubliez pas d'en visiter l'église. Vous y trouverez d'abord un édifice qui ne manque pas d'intérêt, malgré la simplicité de sa construction, puisqu'on y rencontre toutes les transformations de notre architecture nationale, le roman mêlé au style ogival et à celui de la renaissance. Mais c'est surtout le mobilier que je vous recommande tout particulièrement; surtout un bel Ecce homo de grandeur naturelle, accolé à un pilier, en face de la porte latérale; la copie d'un tableau fameux, appelé le Noli me tangere,représentant le Christ ressuscité apparaissant à la Madeleine. La pose du Christ a quelque chose de divin et la figure de Madeleine est délicieuse. Il est fâcheux que ce tableau soit fort avarié: il mériterait une intelligente restauration. Quelques peintures sur bois et un reliquaire sculpté, quoique mis au rebut dans un coin de la sacristie, attireront certainement votre attention; car ce sont des objets artistiques qui ne sont pas sans valeur, surtout pour une pauvre église de campagne. A moins toutefois que ces objets n'aient disparu depuis et ne soient devenus la proie de quelques uns de ces brocanteurs nomades, espèce de limiers, acharnés au dépouillement de nos églises et qui, grâces à l'incurie ou l'insouciance des paroisses, finissent un jour ou l'autre par avoir raison de toutes les résistances. Heureux d'acheter à beaux deniers comptant, les derniers débris de nos gloires religieuses,
Toutefois, l'objet qui frappe le plus le regard de l'étranger qui pénètre dans le temple saint, c'est sans contredit un parchemin gris, enfermé dans un cadre en bois, dont la partie supérieure est divisée en quatre tableaux ou compartiments représentant d'une manière grotesque ; à l'aide de dessins mal tournés et à peine ébauchés les différentes scènes de la légende racontée au-dessous et que nous reproduisons d'après l'original. Cependant il est bon d'observer que l'écriture de ce parchemin n'est pas du XV° siècle, comme pourrait le faire croire la date de la légende, mais bien de 1777. Elle est l'œuvre d'un maître d'école de La Ferté-Milon, nommé Simon, qui déclare l'avoir copiée sur un tableau écrit en 1649 par J.-S. Dubois, lequel affirme à son tour l'avoir pris sur une copie plus ancienne. Mais ce qui fait l'authenticité de cette pièce qui paraît avoir été renouvelée de siècle en siècle, selon que le besoin s'en faisait sentir, c'est l'attestation de sa conformité avec l'original primitif, attestation certifiée par la signature d'hommes recommandables. Or voici l'intitulé de cette pièce curieuse, avec toutes les indications qu'elle comporte:
Comment Barbe Péron, parti du château de Passy, pour piller l'église de Monsieur Saint Leu de Dampleu, devint malade, fut ravi et enlevé.
S'ensuit un miracle merveilleux, fait en l'église de Monsieur Saint Leu, au village de Dampleu, approuvé par gens notables, dignes de foi et bien renommés, duquel la teneur s'ensuit :
«L'an mil quatre cent trente-quatre, un homme de guerre, nommé Péron Barbe, étant lors en garnison à Passy vint à l'église de Dampleu, et céans print et ravis les tours de tous les pauvres malades de ladite église et lors, ce voyant, une femme nômée Guillette, demeurant audit lieu, femme de bien, dit audit Péron Barbe qu'il faisoit mal de prendre lesdits tours des malades. Lors ledit Péron la tança en l'appelant sanglante vieille, et autres plusieurs laides paroles injurieuses. Néanmoins ledit Péron print ce que dessus et au tres biens. Après environ quinze jours, ledit Péron retourna audit lieu de Dampleu, fort malade et fut en ladite église, espérant faire sa neuvaine, cuidant recouvrir sa santé. Lui, non bien contrit, étant audit lieu, fut ravi et emporté et ne sait-on de quoi et mené jusque dedans la foret de Retz, vers Villers, et là chut mort, visage dessus que personne ne savoit où il étoit.
Environ trois semaines apret, un prêtre qui pour lors était curé dudit Villers et un homme séculier, tous deux natifs du pays et gens dignes de foi, le trouvèrent en my ladite forest comme dit est, tous les habillements sains, entiers, nets et blancs, chemise, couvre-chef, chausses, éguillettes, pourpoint, manteau et souliers, sans quelque corruption; mais rien de chair, nerfs, ni veines n'y avoit fors ses os, tous nets et escures, et sembloit, quand ils levèrent lesdits vêtements, qu'ils furent pleins de noix, ainsi qu'ils sonnèrent, et de crainte et fraieur laissèrent tous là. »
Suivent les signatures des témoins, du notaire impérial de la cour de Soissons... du frère Jean Balois, prêtre curé de Levigne; et de maître Fouliet, qui a fait et écrit le présent tableau, c'est-à-dire la relation primitive de cet événement.
Ainsi, d'après ce témoignage, Péron Barbe, le spoliateur des troncs des pauvres de Dampleux, tout pillard et mécréant qu'il était, en qualité de soudard et d'homme de guerre, n'en reconnut pas moins sa faute et sa mauvaise action; mais d'une façon bien insuffisante, puisqu'il fut emporté un jour par l'esprit malin au milieu de la forêt de Villers-Cotterets, tandis qu'il était venu prier à l'autel de Monseigneur Saint-Leu, patron de l'église qu'il avait dévalisée en enlevant l'argent des pauvres.
Comme il avait disparu tout à coup sans qu'on pût savoir ni découvrir ce qu'il était devenu, on le chercha de tous côtés et pendant longtemps; mais fort inutilement. Ce qui n'avait pas empêché bien des versoins de circuler à ce sujet; en sorte que la frayeur était encore grande dans le pays lorsqu'on retrouva enfin l'infortuné soldat, coupable de ces vols sacrilèges, dans une fosse que tout le monde courut visiter et qui après plus de quatre siècles porte encore le nom de la Fosse Barbe ou le Trou Péron. Il va sans dire que, pendant longtemps, on ne dut s'en approcher qu'avec crainte, et on fuyait bien vite quand on passait près de ce lieu maudit où l'on croyait toujours voir un horrible démon, emportant à travers les grandes futaies, le pauvre militaire pour le précipiter dans cet abîme où il périssait si malheureusement. Cette fosse, aujourd'hui peu profonde, mais encore assez large, faite en forme de cuve, est située sous bois, à droite du chemin vicinal de Villers-Cotterêts à Dampleux et non loin de la laie des Mazures. Les souvenirs de cette tragique histoire sont restés vivants dans toute la contrée. Il n'y a pas à craindre de les voir s'effacer de sitôt, consignés aussi pieusement qu'ils le sont dans l'église de ce modeste village qui, lui aussi, peut prendre pour devise qu'il y a une sorte de piété à conserver la mémoire des faits qui intéressent le pays:
Et pius es patriæ facta referre labor.