Deux domestiques étaient en condition dans la même ferme. Ils se partageaient sans tricherie la besogne, mangeaient à la table des maîtres, dormaient tous les deux dans le même lit. Or, il arriva que l'un de ces hommes se prit à dépérir subitement et devint, en quelques semaines, sec comme un clou. Son camarade, au contraire, était gros, gras, joufflu, prospérait, avait de la santé à revendre.
– Comment se fait-il, dit un jour ce dernier, que, travaillant l'un comme l'autre, nourris de même façon, nous nous ressemblions si peu, toi si maigre, moi si gras?
– Oh! répondit le malheureux, il y a, pour sûr, là-dessous quelque diablerie. Je me défie de la maîtresse; sa manière de me regarder me fait peur. Chaque matin, quand je me réveille, je me sens le corps brisé. Qui sait si ce n'est pas elle qui me tourmente la nuit?
– Drôle d'idée, fit l'autre; tout de même il faut en avoir le cœur net, je veillerai.
Il tint parole et ne fut pas peu surpris, la nuit suivante, de voir la maîtresse du logis ouvrir un petit coffre, en retirer un mors et s'avancer avec précaution vers le lit dans lequel il était couché avec son camarade. Celui-ci, qui était tout au bord du lit, – c'était sa place accoutumée, — dormait, depuis longtemps déjà, à poings fermés. La femme, en un tour de main, lui passe le mors dans la bouche, et hop! voilà le pauvret changé en cheval. Au même moment la porte s'ouvre, la sorcière saute sur sa monture, et hop! hop! au triple galop, les voilà partis! Ils ne rentrent que peu avant le jour.
– C'est bien, pensa le veilleur, je prendrai ce soir la place de mon ami, et rira bien qui rira le dernier.
Les choses se passèrent ainsi qu'il l'avait prévu. A la même heure que la veille, la sorcière s'approcha du lit des deux jeunes gens, portant son mors magique.
– Ce soir, ma belle, c'est à toi qu'on le mettra, s'écria, en le lui arrachant des mains et en exécutant prestement sa menace, notre gaillard, qui se tenait sur ses gardes.
Aussitôt la sorcière devient une superbe jument. Le jeune homme monte sur elle et lui ordonne de le promener pendant toute la nuit, comme elle avait l'habitude de se faire promener elle-même.
A la pointe du jour, il l'arrête à la porte d'un maréchal-ferrant, la fait ferrer et la conduit à l'écurie de son maître. Je vous laisse à penser si le bonhomme fut surpris d'entendre son valet l'appeler pour lui faire voir une bête magnifique, dont il venait, disait-il, de faire l'acquisition. Sans prendre même le temps de passer sa culotte, il accourt sur le seuil de l'écurie et s'extasie devant la beauté de l'animal.
– Comment t'es tu procuré une pareille bête ?
– Je vous l'apprendrai plus tard, mais allez d'abord vous recoucher, vous risquez de prendre froid.
Dès qu'il voit son maître tourner les talons, le jeune homme enlève le mors à la jument. Avec le mors le charme tombe, et la jument redevient femme, mais sans perdre toutefois les fers qu'elle porte aux pieds et aux mains.
– Où donc es-tu? s'écriait, déjà tout surpris de ne pas retrouver sa moitié au fond du lit, où il croyait l'avoir laissée, le maître de la maison.
– Me voici, me voici, répond la sorcière en se hâtant de rentrer, et, comme elle s'apprête à enjamber le corps de son mari, elle laisse voir les fers à cheval.
L'explication fut orageuse, mais de courte durée, grâce à l'arrivée des deux domestiques, qui eurent tôt fait d'amener leur maîtresse à confesser la vérité. C'en était trop! Saisi d'horreur, le maître saute sur le fusil suspendu près de son lit et, sans sourciller, étend sa femme roide morte sur la place. »