En face du quai de Tréguier, de l'autre côté du Jaudy, sur une gracieuse éminence tapissée d'ajonc et de bruyère, s'élevait naguère une petite chapelle sous le vocable de saint Sul. Elle appartenait aux seigneurs du Verger, de la famille de Clisson, qui lui adjoignirent vers le XVIII siècle un ossuaire en granit destiné à leur servir de sépulture familiale. La chapelle tomba en ruines, mais l'ossuaire lui survécut. On y entassa les statues de saints demeurées sans abri. Parmi elles se trouvaient deux images de saint Yves, dont l'une, très ancienne, passait aux yeux du peuple pour être plus particulièrement celle de saint Yves-de-la-Vérité. Saint-Yves-de-la-Vérité devint peu à peu, à l'exclusion de tout autre thaumaturge, le patron de cet ossuaire, transformé en oratoire. C'est là qu'on alla désormais invoquer sa justice.
Aujourd'hui l'ossuaire même a disparu. Il a été rasé; voici à quelle occasion un cultivateur, resté célèbre dans la région sous le nom de « crucifié » de Hengoat, fut trouvé assassiné et suspendu en croix aux brancards d'une charrette. Ses assassins, qui étaient, je crois, ses beaux-frères, avaient tenté d'abord de se débarrasser de lui sans effusion de sang, en le faisant vouer à saint Yves par une vieille femme qui, lors de l'instruction de l'affaire, fit des aveux complets. Cela se passait il y a une quinzaine d'années. A la suite de ce scandale, le recteur de Trédarzec dans la paroisse duquel était situé l'oratoire, résolut de le détruire. Il le fit démolir pierre à pierre et relégua la statue du saint dans le grenier de son presbytère. Il espérait par ce moyen radical couper court à la superstition. Il n'en fut rien. On continua d'aller s'agenouiller sur l'emplacement de l'ossuaire. Les plus audacieux ne craignirent pas de frapper à la porte même du recteur, pour lui demander à voir le saint. Le recteur les éconduisit d'abord avec des ménagements; plus tard, sa patience se lassant, il y mit, dit-on, quelque brutalité. Des pèlerins qu'il avait fait jeter hors de sa maison l'assignèrent au tribunal de saint Yves. Et, s'il faut en croire la légende, ce jour-là même qui était un dimanche, à l'issue de la grand'messe, il mourut.
Quant à la superstition, elle est aussi vivace que jamais. Au mois d'août dernier on m'a montré du doigt une femme atteinte d'une maladie de langueur, en me disant : « Voyez celle-là! c'est un tel qui l'a vouée. Elle n'attend plus que son terme. »
A la moindre contestation qui tourne à l'aigre, on menace encore l'adversaire de l'aller vouer à saint Yves. Et la menace produit toujours son effet.
Les renseignements que je donne sur ce culte homicide sont de provenances diverses. Mais je les ai plus particulièrement recueillis à Penvénan, de la bouche de Pierre Simon et de celle de Perrine Le Moal.
[Quand on veut appeler la mort sur quelqu'un que l'on hait,] il est un moyen [...] infaillible. C'est d'aller vouer (gwestla) celui que l'on hait à saint Yves-de-la-Vérité.
On fait saint Yves juge de la querelle.
Mais il faut être bien sûr d'avoir de son côté le bon droit.
Si c'est vous qui avez le tort, c'est vous qui serez frappé.