Un jour, Samson se promenait avec Pèse-Montagne, un géant de ses amis. Chacun des deux parlait de sa force corporelle et avait envie de montrer à l'autre qu'il était le plus fort.
Samson, qui malgré le surnom de dérabo farigoulo (arrache serpolet) que quelques mauvais plaisants de la contrée lui avaient donné, avait la prétention d'être non seulement plus fort mais encore plus adroit que Pèse-Montagne :
« Tiens nous allons jouer au palet!» dit-il.
« Volontiers!» répondit l'autre géant.

Voilà donc que tous deux, s'étant placés à mi-côte du quartier du Ruscas, ramassèrent une pierre suffisamment plate pour servir de palet et suffisamment légère pour être lancée facilement.
« Où mettons-nous le tor? » C'est-à-dire l'endroit vers lequel les joueurs lancent leur palet pour savoir qui jouera le premier, dit Samson.
« Tirons contre Coudon, dit Pèse-Montage, ce sera le plus commode. »
«Zou ! ça va ! » répondit Samson, et il lança son palet vers la falaise de Coudon qu'il atteignit très bien, quoique la montagne fût à huit kilomètres de là.

Pèse-Montagne lança le sien ensuite, mais il n'approcha pas suffisamment. D'aucuns disent que, tandis que le palet de Samson effrita un morceau de Coudon, le palet de Pèse-Montagne alla tomber trop à gauche et constitua la pierre ronde qu'on a vue si longtemps sur le bord de la route entre le village de la Vallette et celui de la Farlède.

D'une enjambée, les deux géants traversèrent la plaine et constatèrent la position respective des deux palets. Aucune contestation n'était possible. Samson eut donc le privilège de lancer le tibi c'est-à-dire le petit but dont le joueur cherche ensuite à approcher avec son palet. Il le lança de Coudon sur la colline du Ruscas; puis il lança son palet avec une telle précision qu'il le fit tomber sur le tibi de telle sorte que ce palet le recouvrit en partie.

La partie était gagnée, car il n'était pas possible de pointer plus juste ; il était désormais inutile de continuer à jouer.

Pèse-Montagne ne fut pas content, comme on le comprend bien; il lui en coûtait beaucoup de reconnaître la supériorité de Samson. Aussi, ne pouvant contester l'adresse de son partner, il voulut lui donner une échantillon de sa force.

Pour cela, il laissa la pierre ronde au point où tant de générations l'ont vue pendant des siècles au pied de Coudon ; et prenant à pleines mains deux collines de la chaîne des Maures, comme on aurait fait de deux oranges, il les éleva à bras tendus jusqu'au nez de Samson ébahi; puis les déposa au Nord et au Sud du Ruscas, où elles sont restées sous la forme des mamelons de l'Abattoir et de la Régnaoude.

Voilà donc, pour ceux qui croyaient aux géants et aux sorciers. l'origine de ce jeu de la nature ou de ce monument mégalithique qu'on appelait le palet de Samson. Cette explication a suffi à la crédulité populaire pendant une longue suite de siècles je n'oserais dire qu'elle paraît aujourd'hui suffisante à chacun.

Comme tout a une fin en ce monde, la légende du Palet de Samson est sur le point de tomber dans l'oubli. Il y a vingt ans déjà que la pierre ronde gênant les ponts et chaussées sur la route nationale de la Vallette à la Farlède a été brisée en mille pièces; et a servi à charger la chaussée du voisinage. Il y a cinq ans, le palet de Samson a eu le même sort pour fournir des pierres aux constructeurs du casino d'Hyères. Et maintenant que les vestiges matériels de la gigantesque partie de palet entre Samson et Pèse-Montagne ont disparu, la légende en serait bientôt perdue si les traditionnistes n'avaient le soin de la consigner par écrit.