J'ai entendu raconter, dans les environs de Toulon en 1887, comme un fait réel, survenu dans les premières années du XIX siècle, une légende qui a eu sa célébrité dans le courant du sixième siècle avant J.-C. dans l'ancienne Grèce. Voici le détail de ce drame.
Il y avait dans le quartier dit le plan de la Garde, un paysan du nom de Gueilet, qui avait la réputation d'être très bien à son aise. Sa terre était bien cultivée, et, à diverses reprises dans le cours de l'année, il vendait du vin ou de l'huile pour des sommes très rondes.
En sa qualité d'homme économe et rangé, Gueilet n'aimait pas beaucoup les paresseux, et n'était pas beaucoup aimé par eux. Payant bien ses ouvriers, il exigeait d'eux un travail soutenu, de sorte qu'il était arrivé à refuser systématiquement les demandes d'ouvrage que lui adressaient certains journaliers de la contrée dans les moments où la morte saison fait qu'il est difficile aux manouvriers des champs de gagner leur journée.
Un jour d'automne, Gueilet, qui était venu à Toulon pour toucher le prix d'une vente importante de vin, s'en retournait à pied au village de la Garde. Il arriva à un endroit assez isolé et par conséquent assez dangereux, appelé le collet de Gipon, et il marchait d'un pas relevé, qui indiquait à première vue aux gens qui connaissaient ses allures, qu'il avait une somme assez ronde sur lui. Deux mauvais garnements qui avaient été renvoyés de son service pour cause de paresse, se trouvaient en ce moment à ce collet de Gipon. Ils avaient appris que Gueilet devait passer par là, et avaient comploté de le dévaliser.
Tout-à-coup, juste au moment où le malheureux était dans un pli de terrain favorable à l'agression, les deux complices lui tombent dessus à coups de bâton. Avant que Gueilet eût eu le temps de se mettre en défense ou d'appeler au secours, il tombait assommé.
La victime une fois morte, les malfaiteurs la portent sous un olivier à quelques pas de la route. Là, ils la dépouillent de la somme qu'elle portait. Cette somme était assez importante, comme je l'ai dit, aussi les meurtriers furent-ils satisfaits de leur expédition criminelle.
Seulement la pensée qu'ils venaient de commettre un assassinat et que la loi dit : « Celui qui tue doit être tué », leur traversa l'esprit. D'un commun accord ils se mirent à regarder autour d'eux pour voir si personne n'avait été témoin de leur crime, car tout mauvais cas est niable. Ils regardaient bien, afin de pouvoir nier au besoin.
Ils examinent les environs avec soin, et constatent avec satisfaction qu'il n'y a pas àme qui vive dans le quartier. Personne n'avait donc assisté au drame lugubre. Seul, un vol de grues passait sur leur tête, en ce moment.
« Personne ne nous a vus, dit l'un des deux ». - « Il n'y a que ces grues qui pourraient servir de témoins à ce pauvre Gueilet, repartit l'autre en riant, et nous n'avons pas à craindre qu'elles parlent.
Le meurtre de Gueilet fit une profonde sensation dans le pays. La justice se mit à la recherche des assassins, mais ses efforts furent entièrement vains. On n'avait aucun indice; personne ne put donner le moindre renseignement; aussi, malgré l'émotion populaire, le crime resta impuni.
Les années se passaient sans encombre; il y avait déjà si longtemps que la justice avait perdu l'espérance de découvrir les assassins, que nos deux malfaiteurs purent penser que leur crime resterait impuni.
D'ailleurs, il faut ajouter qu'ils n'avaient pas changé leurs allures ordinaires, bien que possesseurs d'une somme d'argent plus grande que leurs camarades. Ils avaient continué à travailler aux champs, et tout était donc pour le mieux, en leur faveur,
Mais on sait que tôt ou tard les criminels doivent être punis; aussi, il arriva un jour, que nos deux complices, qui étaient à travailler aux champs, s'étaient assis à l'ombre d'un buisson pour goûter, lorsqu'un vol de grues vint à passer sur leur tête.
–« Tiens, dit l'un d'eux, voilà les témoins de Gueilet ». « Ah! repartit l'autre, tout de même ces grues n'ont pas parlé ; de sorte que la justice court le risque de ne jamais savoir que c'est nous qui avons fait le coup.»
Or, il faut dire que dans le buisson près duquel ils étaient assis, il y avait juste à ce moment un braconnier à l'affût. Cet homme connaissait parfaitement les deux paysans qui, se croyant parfaitement seuls, venaient de prononcer ces paroles terriblement accusatrices.
Terrifié par la révélation qu'il venait d'entendre, ce braconnier ne fit pas un mouvement. Mais lorsque les deux paysans, ayant fini de goûter, reprirent leur ouvrage, il se hâta de s'éloigner.
Il alla, dès le même moment, raconter aux magistrats ce qu'il avait appris. Une enquête fut reprise, les meurtriers furent arrètés, firent des aveux et furent mis à mort, comme ils le méritaient.
Il va sans dire que si l'on consulte les annales de la cour d'assises, on ne retrouve pas trace de ce drame qui git tout entier dans l'imagination des conteurs.