L’alpage de la Chaux est à la fois le plus vaste, le moins accidenté et le plus prospère des vingt-deux pâturages d’été de la vallée de Bagnes. Il nourrit durant trois mois, une moyenne de deux cent soixante vaches sur le passage desquelles paissent ensuite des troupeaux de génisses, de porcs et de moutons.
Le privilège d’y placer le bétail, car c’est un privilège et même un grand aux yeux des éleveurs montagnards, est presque exclusivement réservé aux habitants du village de Sarreyer qui passent pour les plus attardés de la vallée, mais en même temps pour les plus « à la hauteur » de leurs intérêts tant communs que privés. Ainsi donc, à juste titre, ce rustique hameau aux maisons de bois enfumées, considère la montagne de la Chaux comme son fief alpestre.
C’était vers le commencement de notre siècle. On avait remarqué depuis une série d’années que les bestiaux placés dans les pâturages de la Chaux périssaient en grand nombre, sans que l’on eût jamais pu savoir à quels maléfices attribuer cette désastreuse mortalité. Le curé, le chapelain, le vicaire de l’importante paroisse bagnarde et plusieurs autres prêtres réputés saints des environs avaient été mandés sur les lieux sans que des résultats appréciables eussent pu être enregistrés; malgré sa foi aussi tenace que traditionnelle la population sarreyenne se lassa des stériles bénédictions de ses pasteurs.
A cette époque, il y avait à Saint-Triphon un devin dont la renommée avait pénétré jusqu’au fond des dernières solitudes des Alpes. Perdait-on quelque objet de valeur ? Avait-on une question tant soit peu délicate à résoudre…. comme de s’assurer des intentions, dernières de quelque oncle fortuné ou bien de tirer quelque horoscope conjugal, que, par quelque temps qu’il fit, le profond esprit accourait en toute hâte….
Les sarreyens s’assemblerent devant la chapelle, seul bâtiment en maçonnerie du hameau, présidés par le charge-ayant du quart (conseiller municipal) et, après une de ces longues délibérations qui leurs sont propres et auxquelles leurs plus proches voisins sont incapables de rien démêler, il fut fut décidé que l’on ferait appel aux connaissances du devin. Une délégation composée de trois hommes et d’un mulet fut désignée sur le champ pour être envoyée à Saint-Triphon.
C’était vers la fin du printemps, juste vers l’époque ordinaire de « l’alpement ». Un jour les Bagnards émerveillés virent traverser la vallée par la délégation triomphante que complétait, monté sens devant derrière sur le mulet, un homme sec, allongé, à demi voûté, aux traits accentués. Il était coiffé d’un chapeau tricorne : ses cheveux embroussaillés, légèrement argentés, lui descendaient sur les épaules ; une longue barbe grise flottait sur sa poitrine; un grand manteau noir à pélerine, râpé jusqu’à la corde, recouvrait tout son corps et des souliers à longue pointe, munis de boucles de cuivre, complétaient son accoutrement presqu’aussi singulier que sa manière de chevaucher.
A Sarreyer, l’accueil fut enthousiaste. Le charge–ayant avait « eu charge » des honneurs de la réception et de l’hospitalité. Quant à la course à la montagne, elle fut fixée au surlendemain jeudi, car l’étranger se refusait net à l’entreprendre un mercredi.
Le jour fixé, à l’exception de trois hommes restés au village pour la garde locale, « Tout-Sarreyer » suivait à travers les sinuosités qui découpent les pentes rapides des mayens, le mystérieux cavalier qui, suivant son habitude, faisait conduire son mulet par le chevêtre, car il n’enfourchait les bêtes que le dos en avant et la tête tournée vers la croupe. De plus il s’était fait bander la bouche comme pour empêcher que la moindre velléité de parler ne vint troubler ses méditations.
A titre de distinction, le charge–ayant avait obtenu l’insigne faveur d’empoigner la queue du quadrupède ce qui est une habitude en honneur dans ce pays et procure un grand soulagement lorsqu’il s’agit de gravir en compagnie d’un mulet chargé les rapides sentiers.
Arrivé sur les lieux, le devin examina tout avec une profonde attention, il sonda la terre, fit de nombreux gestes plus étranges les uns que les autres, frappa du pied, regarda le ciel, fit une révérence à chacun des quatre points cardinaux, se prosterna, tourna trois fois sur place, se prosterna de nouveau. Puis, se portant vers le point où l’on parquait les bestiaux durant les premiers jours de la saison il prescrivit que : Si l’on ne pouvait pas « alper le premier mardi après la Saint-Jean, il fallait rigoureusement éviter de le faire les jours suivants et attendre patiemment la semaine d’après, tout en se gardant du mercredi et du vendredi !…
Le curé de Bagnes d’alors, essaya, dit-on, de combattre cette foi qui s’établissait en concurrence de la foi religieuse, mais ce fut en vain : il trouva à qui parler.
On reconnut, de toutes parts, que les intéressés s’étaient bien trouvés d’avoir suivi les instructions du devin, lesquelles furent si bien appliquées qu’aujourd’hui encore, ils ne fixeraient à aucun prix la montée des bestiaux à un mercredi ou à un vendredi.
Toutefois, certaines rumeurs tendraient à atténuer les mystiques connaissances de ce devin, en accréditant qu’il pousse sur certains parages de la montagne une herbe dont le suc serait vénéneux durant la floraison.
Les injonctions de l’étrange personnage ne seraient ainsi qu’un artifice habilement combiné pour empêcher l’arrivée du bétail sur les lieux avant la complète maturité de cette plante restée inconnue.