Non loin de Trippstadt se trouvait le château-fort de Wilenstein dont les ruines se voient encore sur les montagnes boisées du Westrich. C'est là qu'habitait autrefois le chevalier Bodo de Flörsheim. La mort lui avait enlevé trop tôt une épouse tendre et pieuse, il ne lui restait d'autre consolation en ce monde que son Adéline, l'unique fruit d'une heureuse et courte union. Cette enfant croissait chaque jour en beauté, et faisait le bonheur de son père.
Les grâces et les charmes d'Adéline s'étant développés, attirèrent une foule d'adorateurs. D'ailleurs, la fortune de son père était considérable. La jeune fille toutefois ne remarquait point les hommages qu'on lui adressait. L'amour qu'elle portait à son père ne faisait encore place à aucun autre sentiment. Ses jours s'écoulaient calmes et heureux au milieu des occupations domestiques et dans les jouissances de la belle nature; nulle passion ne venait altérer la pureté de son âme juvénile.
Un jour arriva au château un jeune étranger d'un extérieur noble et distingué portant le costume d'un berger. Il demanda au chevalier Bodo la permission de prendre part à la surveillance et à la garde de ses nombreux troupeaux. „L'état de berger,“ dit le jeune homme, „est l'état de mon choix, je puis me vanter d'être initié dans toutes les branches qui en dépendent, et si le chevalier ne refuse pas l'offre de mes services, il se réjouira des avantages que je lui apporterai.“
En effet, l'étranger sut si bien développer, dans la suite de l'entretien qu'il eut avec le chevalier, les connaissances qu'il avait acquises non seulement dans les diverses parties de l'éducation du bétail, mais aussi dans celles de l'agriculture, il sut si bien faire valoir ses vues excellentes que Bodo n'hésita point à lui confier la surveillance générale des bergers et des troupeaux. Le jeune homme avait voulu taire un seul point: son nom et son pays, disant que de graves motifs lui commandaient impérieusement de les cacher momentanément. Jusqu'au moment où il lui serait permis de se découvrir, il demandait qu'on l'appelât Othon.
Les suites avantageuses de son emploi de pasteur se manifestèrent bientôt; les troupeaux se multipliaient et prospéraient d'une façon jusqu'alors inconnue, et la prévoyance de l'étranger mystérieux s'étendait même sur des objets qui ne lui avaient pas été recommandés. Enfin il rendait au chevalier des services importants, et celui-ci l'en récompensait avec une gratitude bienveillante. Le jeune homme cependant en voyant ses entreprises couronnées d'un plein succès ne devint pas pour cela de meilleure humeur. Une profonde mélancolie s'était emparée de son âme; il était taciturne et recherchait autant que possible les lieux solitaires. Plus d'une fois il répandait des larmes, lorsqu'il se croyait loin de tout oeil observateur.
Adéline avait beaucoup entendu parler de ce berger singulier par son père, et ce qu'elle en apprit l'intéressait vivement. Toutefois elle ne l'avait pas encore vu jusqu'alors. Le hasard voulut qu'un jour, se promenant au bois, elle le rencontrât inopinément. L'impression qu'elle fit sur le jeune homme fut subite et immense. Othon pétrifié d'étonnement fut, un moment, incapable de proférer un mot. On eût dit que le souvenir d'une personne lointaine et chère se présentait subitement à son esprit, il attachait sur la jeune personne des regards surpris et douteux à la fois. Il eut l'air de revenir lentement à lui, puis il demanda pardon de sa conduite étrange, et osa s'offrir pour reconduire la jeune châtelaine qui s'était fait connaître. Il recueillit avec une attention scrupuleuse chacune de ses paroles, et lorsque, près du château, il prit respectueusement congé d'elle, il exprima l'espoir de la revoir bientôt.
Tout occupé de l'impression qu'il venait de ressentir, il se dirigea vers sa demeure champêtre. S'il était jamais possible que je me reconciliasse avec un monde qui m'a si tôt rejeté de son sein, se dit-il en lui-même, si jamais je pouvais voir encore sourire fortune et bonheur, ce serait à Adéline que je le devrais. Quelle merveilleuse ressemblance n'a-t-elle pas avec ma sœur chérie que j'ai, hélas, perdue de si bonne heure!
La noble demoiselle ne se sentait pas moins fortement attiré vers cet étranger bien fait, dont la physionomie pâle et souffrante portait l'empreinte d'une douleur profonde. Les manières nobles qui le distinguaient, le sentiment qu'il mettait dans ses expressions, tout cela opérait magiquement en sa faveur. Quoiqu'elle ne se fût pas avoué à elle-même qu'elle sentait pour lui plus que de la bienveillance, un observateur attentif aurait remarqué cependant que l'amour s'était éveillé dans ce jeune cœur. Jadis elle était d'une gaîté folle, aujourd'hui elle était tranquille et rêveuse. Ce ne fut probablement pas un effet de pur hasard non plus, qu'Othon et Adéline se retrouvaient déjà le lendemain de ce jour, quasi au même endroit. Ils s'assirent sur un tertre de mousse et causèrent jusqu'au moment où le soleil couchant les avertit qu'il était temps de se séparer. Dès lors ils furent ensemble chaque soir. Bientôt ils s'avouèrent réciproquement leurs sentiments; rien n'égala leur bonheur, lorsqu'ils se jurèrent l'un à l'autre une fidélité et un amour éternels.
Dans une de ces réunions fortunées, Othon confia à sa bien-aimée les évènements de sa vie passée. Privé de bonne heure d'un père tendre, chevalier opulent et vénéré dans la Thuringie, Othon avait subi ainsi que sa sœur puinée les traitements les plus durs, d'un beau-père avare et insensible. La mort leur ayant ensuite enlevé leur mère, les deux infortunés furent entièrement abandonnés à cet homme barbare. Afin d'échapper à ce tyran qui l'employait comme berger, Othon s'enfuit auprès d'un oncle qui demeurait loin de là. Ce fut au château de celui-ci qu'il trouva l'occasion d'acquérir des vertus chevaleresques et qu'il s'initia dans le maniement des armes. Etant retourné chez lui quelques années plus tard il trouva son beau-père en possession de tous ses biens. Où était sa sœur? L'inhumain n'avait cessé de maltraiter cette enfant, et lorsqu'à la suite de souffrances insupportables, elle était devenue malade, l'avait laissée sans les soins que réclamait son état. Il y avait même des soupçons assez fondés qui accusaient cet oncle d'avoir hâté la mort de sa nièce par le poison. Accablé de douleur, Othon provoqua le monstre, lui enjoignit de lui répondre de la cause de la mort de sa sœur, et exigea la restitution immédiate des biens qu'il retenait injustement. Il lui fut répondu d'une manière révoltante; et poussé ainsi à une fureur extrême, le jeune homme tira le glaive et étendit d'un coup celui que le monde appelait son père. Or, cet acte sanglant et précipité eut pour Othon les suites les plus désastreuses. Pour n'être pas enfermé et tué par les valets du défunt, il dut s'enfuir et se mettre à l'abri des poursuites dans l'épaisseur des forêts. Son propre oncle qui jusques là lui avait voulu du bien, le maudit, partageant aussitôt avec un parent du scélérat assassiné le riche et bel héritage. Pendant longtemps Othon avait déjà erré, lorsqu'il trouva enfin une place de berger chez le père d'Adéline.
La jeune fille aimante écouta ces récits avec l'intérêt le plus vrai. Puis elle forma des plans pour l'avenir. Othon devait se faire connaître au chevalier Bodo, un serviteur fidèle devait être envoyé en Thuringue pour y recueillir des données certaines et sur l'oncle et sur les biens appartenant au jeune homme. Il fallait tout mettre en oeuvre pour obtenir une réconciliation avec l'oncle suivie de la restitution du patrimoine. Les amants espéraient qu'aucun obstacle n'entraverait leur prompte union.
Le lendemain du jour où ces confidences avaient eu lieu, Bodo fit appeler auprès de lui sa fille et lui dit: „Jusqu'ici tu as refusé toutes les offres que te firent des chevaliers honorables, ta jeunesse et ton inexpérience méritent que je te pardonne sous la réserve toutefois que je maintienne mon autorité paternelle au cas qu'un nouveau prétendant convenable vienne se présenter. J'espère que dorénavant ni opiniâtreté enfantine ni pruderie ne mettront empêchement à une union avantageuse. Voici une alliance que je t'annonce. Le chevalier Sigisbert m'a demandé ta main; il est le plus riche propriétaire de nos contrées et s'est acquis une haute renommée en Palestine d'où il n'est revenu que depuis peu de temps. Il viendra nous voir demain, il t'adressera à toi-même sa demande, et j'ai assez de confiance en toi pour croire que tu le favoriseras d'un oui aimable."
Adéline était anéantie. Elle ne pouvait aimer le chevalier étranger, quelque riche quelque illustre qu'il fût, elle conjura son père de ne pas la forcer à accepter un homme pour lequel elle ne se sentit pas d'inclination. „Ne mettez point en jeu le bonheur de ma vie, dit-elle, mais laissez-moi le libre choix d'un époux.“ Le chevalier Bodo fut inébranlable, excité par la contradiction d'Adéline, il s'oublia au point de maltraiter et d'enfermer la pauvre fille.
Le lendemain, le chevalier Sigisbert fit son entrée au château, il portait une armure brillante et précieuse et était suivi d'un cortège magnifique. Il avait porté ses vues sur Adéline dont on lui avait vanté les charmes, et il espérait trouver la jeune fille tout heureuse de la perspective d'une union aussi avantageuse que brillante, cependant l'extrême pâleur du visage d'Adéline et ses yeux gonflés par les pleurs ne témoignaient guère qu'il était le bienvenu. Si Sigisbert fut désagréablement impressionné par cette découverte, sa vanité reçut une atteinte encore plus sensible, lorsque dans le cours de la journée ses paroles encourageantes et aimables demeurèrent sans répartie et qu'elle ne daigna pas même accorder un regard au chevalier vraiment imposant.
Cette conduite ne fit qu'aigrir davantage le chevalier Bodo. Il renferma Adéline dans une chambre obscure jurant qu'il l'enverrait au couvent et qu'il la déshériterait, si ce jour là même elle ne donnait d'une façon aimable son consentement au chevalier. Aussitôt on fit les préparatifs nécessaires pour célébrer brillamment les noces, les invitations partirent pour les châteaux voisins.
Sur ces entrefaites, Othon passait des jours pleins d'angoisse. Depuis l'entrevue dont nous parlé, il n'avait pas revu sa bien-aimée, il savait qu'un chevalier étranger était arrivé au château et qu'on y faisait les préparatifs pour une grande fête. Il n'ignorait pas non plus que Bodo désirait ardemment le mariage d’Adéline, il attendait donc avec une inquiétude toujours croissante l'heure où il lui serait permis de parler à son amie. Hélas, Adéline ne revint plus. Alors une douleur indicible s'empara de lui; la pensée que sa bien-aimée avait oublié les serments qu'elle lui avait faits, le détermina à quitter pour toujours la contrée. Pareil à un insensé, il parcourut les forêts et les plaines éloignées, maudissant son sort et son existence infortunée; il erra de la sorte pendant des journées, pendant des semaines entières, jusqu'à ce que la puissance irrésistible du désir le ramena dans les environs de Flörsheim. Il voulait au moins avoir des nouvelles d'Adéline, voir, même parler au père, se découvrir à lui, lui demander son consentement dans le cas où l'amante n'eût pas oublié la fidélité jurée. Tout occupé de ses projets, il s'achemina vers le château; mais il apprit de bergers qu'il rencontra que le lendemain devaient avoir lieu les noces de la châtelaine avec le chevalier Sigisbert. A cette nouvelle, le désespoir s'empara du jeune homme. Sans répondre un mot au berger, il retourna à la forêt voisine dans la direction d'un pont jeté sur un profond torrent gonflé par d'abondantes pluies. Du pont il se précipita dans les flots mugissants.
Depuis le jour où son mariage avec le chevalier Sigisbert fut décidé, Adéline avait été surveillée avec d'autant plus de sévérité qu'elle avait avoué à son père l'amour qu'elle portait à Othon. Ce redoublement de sévérité, ainsi que les exhortations et les menaces dont Bodo l'accablait sans cesse, mais plus encore la nouvelle de la disparition de son amant, avaient mis la pauvre fille dans un état d'anéantissement tel qu'elle se plia à son insu à la volonté paternelle. Mais lorsque, ornée pour les cérémonies nuptiales, elle devait se rendre à l'église, lorsque les cloches tintaient déjà, la malheureuse crut devoir s'échapper à son malheur; épiant un moment favorable, elle s'enfuit, sans être vue, du château et court vers l'endroit où se trouve la cabane de son amant. „Othon, Othon!" s'écrie-t-elle, „m'as-tu en effet abandonnée !! — Au même instant elle voit près du ruisseau quelques bergers qui cherchent à retirer de l'eau un cadavre humain. Elle a un pressentiment terrible, elle s'approche des bergers et - o douleur - un cadavre est à ses pieds, c'est Othon qu'on vient de retirer de l'eau. Le désespoir d'Adéline n'a plus de bornes, la malheureuse fille prend une résolution subite; avant qu'on eut pu l'en empêcher, elle se précipita des rives escarpées dans les flots qui l'engloutirent.
Quelques jours après, le courant jeta sur le rivage un cadavre encore orné des vêtements nuptiaux. Le chevalier Bodo se repentant de son opiniâtre dureté fit ensevelir, en un même cercueil, les deux malheureuses victimes.