Dans la vallée rocailleuse et étroite traversée par la rivière de l'Aar laquelle, tantôt murmure comme un ruisseau glissant sur des cailloux, tantôt écume et mugit comme un torrent, se trouvent, sur la pointe d'une des nombreuses montagnes coniques qui y longent les rives, les tristes ruines du château d'Altenaar jadis si puissant.
La race des propriétaires et habitants du château de ce nom s'est éteinte dans la nuit des temps par un évènement tragique dont le souvenir s'est perpétué jusqu'à nos jours par la tradition populaire. Aussi depuis les temps les plus reculés, alors que le château était encore habitable et magnifique, aucun noble du pays ne le choisit plus pour résidence.
Kurt d’Altenaar, le dernier rejeton de sa race, chevalier vaillant et aimant la liberté, s'opposant aux exigences injustes des évêques et des princes de son pays, se vit un jour entouré dans son château par des guerriers ennemis. La défense fut vigoureuse et digne d'un chevalier d'honneur, les rochers bravèrent les attaques, et plus d'un soldat ennemi fut tué par Kurt et ses aides fidèles ou écrasé par des quartiers de roche lancés des hauteurs, Le siège se prolongea malheureusement et le manque de vivres devint à la longue l'ennemi le plus terrible des défenseurs.
Kurt pouvait désigner d'avance le jour où il distribuerait à ses compagnons le dernier pain, et où il devrait se rendre ou périr. Mais du côté des assiégeants il y eut aussi non pas manque de vivres, mais manque de courage et de persévérance. L'embarras de la petite garnison leur était inconnu, et ils pensaient ne pouvoir jamais maîtriser un fort dont l'élevation et les remparts se raillaient des attaques les plus formidables.
Les évêques et les princes étaient à la veille de voir éclater un mécontentement général dans leurs rangs. Nombre de leurs valets et de leurs vassaux se dérobaient journellement par la fuite à un combat aussi inutile que dangereux, et déjà l'émeute et la révolte allaient désorganiser complètement l'armée assiégeante, lorsque parut sur le donjon le plus élevé du château éclairé par l'aurore, monté sur son coursier et totalement armé le vieux Kurt à la blanche chevelure. Son auguste et imposante figure, ses cheveux longs et argentés, la pâleur de ses joues ombragées par son panache, sa brillante armure d'acier, son coursier blanc comme la neige, tout cela donnait au chevalier un air sublime et idéal; tous les yeux étaient fixés sur lui dans l'attente de ce qui allait arriver. Il étendit la main comme pour demander la parole, et les assiégeants écoutant dans un religieux silence, il dit d'une voix retentissante: “Voici le dernier homme et le dernier coursier de tous ceux qui ont respiré dans cette forteresse. La faim m'a enlevé mes compagnons, ma femme et mes enfants; il n'est plus ici âme qui vive. Mais tous sont morts libres, haïssant le joug ignominieux du servage. Et tel j'ai vécu, tel je veux mourir; libre de tout esclavage et digne du nom de chevalier.“ A ces mots donnant de l'éperon à son coursier, il se dirigea vers les bords du rocher; le noble animal se cabra, mais poussé par la force du chevalier, il se précipita avec lui par un saut terrible de cette hauteur immense. Ils roulèrent, accompagnés de masses de pierres, de rocher en rocher jusque dans les flots de l'Aar qui se refermèrent pour toujours sur le coursier et son cavalier.
L'effroi et l'horreur s'emparèrent des témoins de cette scène, les assiégeants partirent immédiatement, aucun d'eux ne voulut mettre le pied dans le château devenu la demeure de la mort, aucun d'eux ne voulut prolonger son séjour dans une contrée qui leur parut dès lors le séjour de l'épouvante.