Le Comte palatin Sigefroi, chevalier noble et vassal des rois francs d'Austrasie, c. à. d. du pays situé entre le Rhin, la Meuse et la Moselle, avait épousé Géneviève, princesse de Brabant. Ils passèrent plusieurs années au château de Pfalz, situé au confluent de la Moselle et de la Saar, dans l'accord le plus parfait; et quoique leur union fût stérile, elle n'était pas moins heureuse jusqu'au moment où les arabes ayant conquis l'Espagne, pénétrèrent par les Pyrénées dans le royaume des Francs.
Aussitôt tous les ducs et les chevaliers du pays durent se joindre à l'armée du roi pour opposer une digue aux hordes nombreuses des barbares. A cet appel de l'honneur et du devoir, Sigefroi ne put rester sourd, il dut prendre part à un combat qui devait décider du sort de toute la chrétienté d'Occident. Quelque douloureux qu'il lui fût de se séparer de sa belle et pieuse épouse, il partit, après avoir institué le chevalier Golo de Drachenfels son ami, gérant de ses terres, et lui avoir recommandé spécialement sa maison et surtout son épouse éplorée.
Golo était honnête, vaillant, mais jeune et passionné. Pendant quelque temps, il vécut tout entier à ses devoirs, et fut par sa position même constamment en société de la Comtesse dont il s'était acquis l'estime et l'amitié. Mais ce fut la société de cette femme belle et charmante qui éveilla dans son cœur une inclination fatale. Toutefois il combattit dans le principe cet amour; mais comme la vue de la belle comtesse donnait un aliment continuel à sa flamme, il finit par oublier les devoirs de l'amitié pour ne plus songer qu'à l'objet de ses désirs.
Géneviève ne soupçonna rien d'abord de ce qui agitait son fidèle protecteur; mais la situation morale de Golo ne put rester un mystère pour elle. Les femmes ont d'ailleurs un sens particulier d'observation. Aussi les expressions irréfléchies échappées au chevalier lui firent enfin voir, qu'elle était elle-même l'objet de son ardente flamme.
Si Golo était resté fidèle à lui même et à ses principes, il ne se serait confié à personne et aurait abandonné un séjour désormais dangereux pour lui; mais son malheur voulut que Mathilde de Strahlen, parente de la comtesse et habitante du voisinage, vînt au château et découvrît l'amour du jeune chevalier.
Mathilde était intriguante et envieuse, aimant la domination et la malice. Elle sut facilement s'emparer de la confiance de Golo, et comme elle jetait des regards d'envie sur la sublime beauté de la Comtesse dont l'âme était aussi pure que la rosée du matin ; comme elle était animée de la haine que vouent les méchants aux bons, elle excita le chevalier à faire des démarches pour qu'il obtînt la faveur de sa maîtresse; cette intriguante lui donna un espoir qui ne pouvait jamais se réaliser, vu la vertu et la piété de l'épouse de Sigefroi.
On rapporta, il est vrai, à la noble dame, que Mathilde et Golo tramaient en secret quelque complot; mais elle n'y fit point attention. Il répugne toujours à une âme pure de croire à l'abjection d'autrui. Hélas, elle fut bientôt forcée de découvrir l'infamie de son entourage.
Séduit et poussé sur le sentier de la perdition, Golo n'était plus tel que Sigefroi son digne ami l'avait connu. Il ne fut plus question d'étouffer la passion qui le consumait, il ne songea plus qu'à la satisfaire, et tout plan que lui proposait à cette fin sa malicieuse et perfide amie, lui fut agréable.
Enfin tout avait été préparé par cette créature infâme pour l'exécution finale de ses projets. Toutes les tentatives qu'elle avait faites pour rapprocher Golo de sa maîtresse chérie, étaient demeurées infructueuses; voilà pourquoi elle conseilla une démarche ouverte et prompte. D'abord il faillait une déclaration en dûe forme, et dans le cas de la non réussite assez probable, procéder aux moyens de violence.
Géneviève entendit avec surprise et non sans trouble, la déclaration hardie et insolente de celui que son époux confiant avait destiné à être son protecteur. Le voilà oublieux de ses devoirs de chevalier et d'ami; elle lui défendit de paraître dorénavant en sa présence, le menaçant de toute la vengeance de Sigefroi. Le premier pas était fait, le retour impossible, la route frayée devait être continuée. On envoya à Sigefroi une lettre, contrefaisant l'écriture du Gouverneur Dragones. Dans cet écrit Dragones avouait ses propres relations illicites avec Géneviève. Cette lettre devait inspirer au chevalier absent et loin de là, une haine profonde contre son innocente épouse, et rendre sans effet tout message quelconque de celle-ci. La crainte cependant de voir Géneviève s'échapper secrètement pour se rendre auprès du Comte, engagea Mathilde et Golo à la faire surveiller sévèrement, à écarter d'elle tous ceux qui lui étaient dévoués et à ne lui accorder pour son service que des créatures à eux soumises. Non contents de ces mesures, ces scélérats eurent la barbarie de jeter la noble dame dans un cachot.
L'époux était absent depuis six mois et ce fut dans cette captivité que la malheureuse accoucha d'un fils à qui elle donna le nom de Schmerzenreich (enfant de la douleur) parce qu'elle lui avait donné le jour au milieu des souffrances.
Sur ces entrefaites Sigefroi s'était vaillamment comporté à l'armée. Les chrétiens trop faibles pour résister aux hordes toujours renouvelées des arabes, durent céder après plusieurs combats sanglants. Les infidèles s'approchaient déjà, comme une nuée noire et menaçante, des belles rives de la Loire, lorsque Charles Martel vint à leur secours avec une armée toute neuve et ranima le courage des guerriers chrétiens. Une bataille décisive eut lieu près de Tours. Ce fut une guerre de vie ou de mort, une guerre qui devait décider, si à l'avenir le croissant ou la croix règnerait en Europe.
Sigefroi à la tête de son ban combattit côte à côte avec Charles Martel et fit des prodiges de valeur. Son panache flottait au milieu des cohortes ennemies, son fer terrible reluisait et les corps des sarrasins s'entassaient devant le Comte. La victoire fut longtemps indécise, mais le courage persévérant et inébranlable des occidentaux l'emporta, et des milliers d'ennemis morts ou expirants couvrirent le champ de bataille. Sigefroi était demeuré sain et sauf jusqu'à la fin du combat; mais sur le soir il fut blessé d'un coup de lance en poursuivant les fuyards. Il dut s'abandonner aux soins d'un médecin et se condamner à l'inaction. Plus que jamais il fut alors occupé de son épouse éloignée et solitaire, et le lendemain déjà, il envoya son ami Charles de Rheingrafenstein au château pour donner de ses nouvelles à Géneviève et lui annoncer le prochain retour de son époux.
Ce chevalier arrivait à Pfalz, au moment où Mathilde et Golo soumettaient à un conseil composé de nobles et de juges, les fausses preuves de la culpabilité et de l'infidélité de Géneviève, afin de faire prononcer la condamnation et le bannissement de l'infortunée comtesse. En vain Charles de Rheingrafenstein tâchait-il de déjouer un complot aussi abominable; la corruption et la cabale remportèrent la victoire; la malheureuse fut déclarée coupable, et Charles n'eut d'autre alternative que celle de jeter le gant pour prouver l'innocence de la condamnée. Golo fut obligé d'accepter la provocation, à moins de renoncer à tout, et le jour du duel fut immédiatement fixé. Ce combat devait être un jugement de Dieu, l'enfer toutefois se réjouit de la victoire. Le chevalier Charles succomba à la vaillance désespérée et à la force de Golo, il eut le cœur percé et exhala son âme généreuse.
Rien ne pouvait plus détourner de Géneviève le sort terrible qui l'attendait; après la mort de son défenseur, elle crut la sienne inévitable; les juges maintinrent leur sentence, et Géneviève aurait terminé sa vie sur le bûcher, si d'un côté ses ennemis avaient osé donner à la contrée où elle était honorée et aimée, le spectacle d'une exécution publique, et si d'un autre côté la passion de Golo ne s'était opposée à la mort de la belle dame. Mathilde voulait qu'elle fût assassinée secrètement au milieu de la nuit dans la solitude d'une forêt, loin de tout témoin et par des mains corrompues. Deux valets gagnés par elle, reçurent l'ordre d'amener la nuit la comtesse et son enfant, et de rapporter, en signe qu'il avaient exécuté le meurtre, les langues des deux victimes. Les valets partirent pour accomplir leur message: Géneviève et le petit Schmerzenreich qui ne comprenait point l'étendue de son malheur, virent dans la terrible solitude des bois briller les poignards des assassins; mais ces cœurs endurcis se laissèrent cependant fléchir, et finirent par croire aux protestations d'innocence de la Comtesse; ils lui accordèrent la vie, ainsi qu'à son fils, toutefois après avoir conduit les victimes assez avant dans la forêt, pour que le retour leur fût à jamais impossible. Abandonnant ensuite les infortunés à leur sort, ils apportèrent, pour leur retour au château, deux langues de brebis comme preuve de l'exécution fidèle de leur tâche. Sigefroi revint dans son pays, dès que sa blessure le lui permit. Mathilde et Golo lui soumirent incontinent la sentence des juges, ainsi que la relations de l'issue du jugement de Dieu. Ces pièces n'attestaient que trop la culpabilité de Géneviève. Le malheureux comte ne douta aucunement de la véracité des pièces de conviction, et pourtant il chercha vainement à oublier l'épouse infidèle.
Géneviève, après avoir longuement erré dans la forêt, était enfin parvenue à découvrir une caverne qui lui offrit un refuge; dépourvue cependant de tout moyen d'existence, elle pensa y mourir de misère. Sa douleur fut extrême en voyant l'impossibilité de donner un peu de nourriture à son fils. Mais voilà qu'une biche blanche entre, comme une messagère du ciel, dans la caverne, et se couche familièrement aux pieds de la pauvre abandonnée. La biche devait avoir eu nouvellement des petits, car ses mamelles étaient pleines, elle en fit volontairement l'abandon à la mère et à son fils qui puisèrent de nouvelles forces à cette source. L'animal apprivoisé revint tous les jours, et finit par ne plus les quitter. Bientôt Géneviève trouva aussi des racines et des herbes. Ses tristes jours s'écoulaient sans un rayon d'espoir. La confiance en la justice divine la soutenait cependant, et son petit Schmerzenreich apprenait tous les jours mieux à l'invoquer.
Sigefroi se sentant seul et abandonné dans son château, même au milieu des réunions les plus brillantes, ne trouvait de joie nulle part. Le souvenir de son épouse le poursuivait comme son ombre, et quoi qu'il entreprît pour se distraire, rien ne parvint à effacer en lui l'image des temps passés, le souvenir de son bonheur d'autrefois. Son occupation favorite fut la chasse. Il s'y adonnait avec beaucoup d'ardeur, parce qu'il la croyait seule capable d'endormir momentanément sa douleur.
Un jour le Comte entreprit une grande chasse à laquelle Golo prit part aussi. La poursuite du gibier qu'il avait lancé avait emporté le comte bien avant dans la forêt, et il pensait rebrousser chemin, lors qu'une biche blanche se leva devant lui. L'atteindre fut le but du chasseur, il vola à travers épines et broussailles, bruyères et marais. Déjà il avait blessé l'animal d'un coup de javelot, les chiens étaient sur le point de s'emparer de la proie, lorsque la biche se réfugia dans une caverne. Le comte fut étonné de voir sortir de cet antre une femme, aux pieds de laquelle la biche se coucha d'un air doux et caressant et comme pour lui demander sa protection.
La présence d'une créature humaine au milieu de ce désert dut surprendre singulièrement Sigefroi; mais quel ne fut pas son étonnement, lorsqu'en approchant il découvrit dans cette figure pâle et souffrante, les traits de son épouse, et que celle-ci avec l'expression de la frayeur et de la joie tout ensemble, le nomma par son nom. Géneviève se jette à ses genoux, et proteste, en invoquant Dieu et ses saints comme témoins, de sa fidélité inviolable envers son époux. Elle raconte comment, poursuivie par la passion de Golo et la méchanceté de Mathilde, elle ne doit sa conservation qu'à un miracle.
La vue de son épouse que le chagrin et la misère avaient exténuée, ses haillons à peine suffisants pour couvrir sa nudité, et les paroles de Géneviève exprimant les plus grandes souffrances de la vertu calomniée, firent une impression terrible sur le Comte. Mais lorsque le petit Schmerzenreich qui, à proximité de la caverne prenait ses ébats, s'approcha timide et curieux, et que Géneviève le désigna á Sigefroi comme leur enfant commun, le chevalier ne résista plus au pouvoir du moment, et pleurant de douleur et de joie, il pressa l'épouse et le fils contre sa poitrine. Puis il sonna du cor, et toute sa suite accourut, en même temps que Golo.
„La connais-tu ?" tonna la voix du Comte en s'adressant au scélérat qu'il arrachait de la foule et menait devant Géneviève. Golo pâlit, et tous les assistants furent dans l'étonnement, en voyant la femme et l'enfant, et en entendant leur nom. Surpris par l'accusation terrible et imprévue, et n'ayant point prémédité de moyens évasifs, le criminel ne put rien nier; il avoua tout, et désignant Mathilde pour l'avoir séduit, il implora sa propre grâce. Mais en présence d'un si horrible forfait, Sigefroi ne put songer à pardonner. Golo fut livré à la justice et expia sous la hache du bourreau ses forfaits contre l'innocence, sa trahison envers l'amitié et son ignoble aveuglement produit par une passion effrénée. Mathilde prit la fuite, mais poursuivie par des voyageurs, elle se précipita avec son cheval dans la Moselle, dont les flots se refermèrent pour toujours sur elle.
Géneviève trouva dans l'amour de son époux un bonheur tout nouveau. Schmerzenreich, grandissant en force et en vertu, devint la joie de ses parents. Par reconnaissance envers le Ciel, qui l'avait si visiblement protégée, cette noble dame fonda l'église de Notre-Dame près de Laach, dans une contrée qu'elle préférait à toute autre. Elle fut enterrée, d'après sa volonté expresse, au sein de ce temple. On y montre encore de nos jours sa tombe aux nombreux visiteurs.