Au commencement du treizième siècle demeurait au château de Rheinstein Sifrid, chevalier aussi riche et aussi puissant que fameux par ses brigandages et ses crimes.
Un jour revenant d'une de ses expéditions chargé d'un riche butin, il ramena chez lui une femme d'une grande beauté qu'il avait enlevée en Franconie. Mais tout en se réjouissant de sa victoire, il se sentit bientôt vaincu à son tour par la douceur de la belle dame.
L'arrivée de la noble Jutta au château de Rheinstein opéra un changement surprenant dans les mœurs et dans la conduite du chevalier. Dès lors plus de violences, plus de pillages. Le marchand passait en paix devant le château jadis si redouté, le batelier ramait sans crainte le long de la forteresse.
La voix caressante de Jutta avait décidé le chevalier à renoncer à sa vie antérieure. Tel est le pouvoir de l'amour !
Jadis le séjour bruyant d'audacieux bandits, Rheinstein était devenu le rendez-vous de la paix et des calmes jouissances. Les anciens hôtes farouches se dispersèrent peu à peu, et les sauvages guerriers avides de butin et de despotisme cherchèrent ailleurs du service. Depuis que le calme et le bonheur domestique s'étaient fixés, au château de Sifrid, la porte demeura fermée aux pillards et aux fruits de leurs déprédations.
Ainsi l'avait voulu Jutta et Sifrid la vénérait comme on vénère la beauté unie à la vertu.
Mais cette paisible félicité devait bientôt être troublée. Un an après leur union, Jutta mourut en donnant le jour à une fille qu'elle laissa à son époux. La perte de cette femme adorée plongea le chevalier dans une sombre mélancolie qui dégénéra peu à peu en une triste misanthropie. Toutefois la possession de cette enfant le consolait en lui rappelant son bonheur passé, et il voulut consacrer le reste de ses jours à l'éducation de sa fille chérie.
Gerda, c'est le nom de la petite fille, développa bientôt les hautes qualités qu'elle avait héritées de sa noble mère. Une tendre fleur déploie peu à peu sa superbe corolle, ainsi s'épanouirent les grâces et l'aménité de Gerda sous la surveillante tutelle de son père.
Or, malgré la profonde retraite de Sifrid, le trésor enfoui à Rheinstein fut bientôt découvert, et la renommée des charmes de Gerda se répandit au delà des frontières de la contrée; car le chevalier n'avait pu refuser l'hospitalité à des voyageurs exténués de fatigue ni aux pieux pèlerins qui s'arrêtaient au pied de la montagne. Aussi nombre de chevaliers tant de la haute que de la petite noblesse, se rendirent bientôt au château de Sifrid, dans la perspective d'un mariage que les charmes de la belle demoiselle et les immenses richesses du père devaient rendre doublement fortuné. Afin de se débarrasser d'un seul coup des amants, dont le nombre grandissait de jour en jour, le vieux Seigneur de Rheinstein les invita tous à un tournoi à Mayence auquel il voulut assister avec Gerda; la main de la belle héritière serait le prix du champion le plus vaillant.
Le nombre des intéressés qui prirent part à ce tournoi fut considérable, la superbe suite des chevaliers, leurs armures brillantes ne firent que rehausser l'éclat de la fête; toutefois Gerda parut à tout le monde le plus bel ornement de ce rendez-vous; aussi fut-ce pour elle que tant de nobles entraient en champ clos, tandis que, du haut d'un balcon elle suivait avec son père les chances du combat.
Parmi les chevaliers présents se distinguèrent Kurt d'Ehrenfels, propriétaire du château du même nom et Kunon de Rheinstein dont la demeure était si proche du château de Sifrid que leurs deux châteaux semblaient n'en faire qu'un. Les deux chevaliers étaient également célèbres par leur bravoure. Si d'un côté Kunon plus jeune que son adversaire avait les avantages d'une éducation plus finie et d'un cœur plus noble, de l'autre côté le rude Kurt, surnommé le méchant l'emportait par ses richesses et ses domaines étendus. Stimulé par l'avidité, Sifrid désirait que Kurt remportât la victoire, tandis que Gerda avait depuis longtemps un penchant secret pour l'aimable Kunon; la capricieuse déesse Fortune finit hélas par se décider en faveur de celui auquel l'Amour eût tant voulu enlever la palme de la victoire. Après que Kunon eut éloigné de l'arène tous ses concurrents dont plusieurs avaient été étendus sur l'arène, il dut enfin céder aux forces supérieures de son rival, et Sifrid salua joyeusement en Kurt le méchant son futur gendre.
Vint ensuite le jour fixé pour la célébration du mariage; ni les larmes ni les prières de Gerda n'avaient pu faire chanceler le père dans sa résolution une fois prise. Gerda, les joues pâles, les yeux troublés par les pleurs, ressemblait, même dans sa robe de noces et dans ses riches atours, moins à une heureuse fiancée qu'à une victime dévouée à une mort solennelle. Mais avant de se sacrifier à la volonté inflexible de son père, avant d'être menée à l'autel, elle voulut chercher une dernière fois aide et consolation auprès de la puissante protectrice des vierges souffrantes, elle voulut se prosterner devant la reine des cieux dans la chapelle du château. Dans cette disposition d'esprit elle courut aux lieux voués à la prière et se jeta à genoux devant l'image de la Sainte Vierge. „Sans ton assistance, o Sainte Marie, pleine de grâce, je suis perdue à jamais; la douleur et le chagrin me tueront! Protège-moi, je t'en supplie, préserve ton enfant du malheur qui la menace.“ C'est ainsi que prosternée dans la poussière, elle implorait la Sainte, lorsque Kurt vint enfin impatienté l'engager à se joindre au cortège nuptial. Par cette ardente prière merveilleusement réconfortée, Gerda s'approcha d'un air calme du chevalier en jetant un dernier regard du côté des créneaux de Reichenstein d'où Kunon la contemplait d'un air sombre et triste; puis elle suivit, pleine de confiance en la mère du Sauveur, le fiancé qui la précédait.
Arrivée auprès des invités à la fête lesquels déjà l'attendaient, elle demanda que, pour aller à l'église, on lui sellât la blanche haquenée dont Kunon lui avait fait présent le jour de son dix-huitième anniversaire. Son désir s'accomplit aussitôt, puis le brillant cortège descendit vers l'église de St. Clément, dont les ruines viennent d'être relevées de nos jours.
Kunon, du haut de son château, vit défiler la cavalcade, et flottant entre la résolution de se venger de son rival ou de s'ensevelir dans les murs d'un couvent, il jetait des regards fixes et sombres devant lui, lorsque tout à coup un incident extraordinaire le tira de sa mélancolie. Au moment même où le cortège était arrivé près de l'église, le coursier de Gerda qui, jusque là, avait tenu l'amble doux et égal, se cabra subitement, et renversant tout ce qui l'approchait, prit le mords aux dents et s'enfuit. Aussitôt les cavaliers de s'élancer à sa poursuite pour le ramener; mais en vain: il se dirigea d'abord droit vers le Rhin, et Gerda sans écouter les cris de Kurt, le poussait encore à s'y précipiter; car elle espérait trouver la mort dans les flots du fleuve. Cependant arrivé aux bords, le fidèle animal se retourna brusquement, et vola comme un trait vers le rocher escarpé au haut duquel repose Reichenstein et sa puissante forteresse; Kunon avait à peine eu le temps de descendre le pont levis pour recevoir sa bien-aimée qui fut amenée ainsi dans ses bras d'une manière en quelque sorte miraculeuse.
Après qu'ils se furent un instant abandonnés à la joie la plus vive, Kunon ordonna qu'on fermât les portes, qu'on occupât les meurtrières et qu'on mit tout le château dans le meilleur état de defense, mais peines superflues! le Ciel s'était déjà prononcé en sa faveur. Peu de minutes après l'arrivée de Gerda, Sifrid son père, dangereusement blessé en tombant de cheval, fut porté sur une civière devant les portes de Reichenstein; il demanda qu'on le entrer comme ami, et bénit de bon gré une union que Dieu même protégeait par des signes éclatants. La promesse accordée au chevalier d'Ehrenfels venait de s'annuler par la mort du privilégié: le même canot qui tantôt avait transporté à Rheinstein le joyeux Kurt, retournait maintenant avec un cadavre paré pour les noces: poursuivant plein d'une aveugle ardeur les traces du coursier de Gerda, le malheureux avait été précipité d'un rocher du rivage avec sa monture, et avait été relevé sans vie.