La légende de l'écolier d'Anchin [Douai (Nord)]

Publié le 24 juin 2023 Thématiques: Amour , Eau , Etudiant , Formule magique , Jeunes gens , Juif , Sorcellerie , Sorcier , Sorcière , Téléportation , Temps qui passe , Vol dans les airs ,

Ancien collège d'Anchin
Ancien collège d'Anchin. Source © Peter Potrowl
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Source: Berthoud, Samuel Henry / Légendes et traditions surnaturelles des Flandres (1862) (12 minutes)
Lieu: Ancien Collège d'Anchin / Douai / Nord / France

Il ne se trouvait point à Douay, parmi les étudiants du collége d'Anchin, et l'on en comptait alors plus de huit cents, un jeune homme d'aussi bonne tournure et de mine aussi avenante que Jean Wattier. Il pouvait compter vingt-cinq de beaux cheveux blonds sur les anneaux desquels il inclinait sa toque avec grâce: une robe courte qui dessinait à ravir les formes élégantes d'une taille svelte, et un fonds inaltérable de joyeuseté avaient bientôt rendu Jean Wattier aussi cher à son hôtesse que le beau comptoir en chène, trône de la digne épicière. Car dame Minart tenait à la fois, au coin de la rue de Bel-Air, une pension bourgeoise pour les étudiants et une boutique d'épiceries; les chalands ne manquaient pas à cette boutique, grâce à l'activité de l'excellente femme et à la jolie figure de Marguerite sa fille.

Il est presque inutile de vous le conter, tant cela est naturel Jean occupait à peine depuis deux mois, chez l'épicière, une petite chambre au second étage, que mademoiselle Marguerite attendait avec impatience l'heure à laquelle se terminaient les cours du collège, et trouvait toujours un prétexte pour s'en venir regarder à la porte. De son côté, l'étudiant, au lieu de discuter avec ses camarades sur les doctrines émises par les professeurs, accourait de son plus vite au logis, sitôt la classe terminée.

Vous sentez bien qu'à la suite d'une abstraite leçon de philosophie, on a besoin de repos et de délassement; qu'avant de se retirer dans sa chambre pour se livrer à l'étude, il faut se détendre l'esprit. Demandez-le à tout étudiant de Douay, rien n'est propre à cela comme une causerie intime et de bonne amitié avec ses hôtesses.

Or, ce délassement se trouvait si fort du goût de Jean et de la blonde mademoiselle Marguerite, que l'escholier, assis devant elle sur le bout du comptoir, devisait là sans y prendre garde, jusque bien avant dans la soirée, et qu'il lui fallait passer une partie de la nuit pour rattraper le temps perdu à ces causeries.

Dame Minart, en voyant cela, se réjouissait intérieurement, et frottait ses deux grosses mains blanches; car Jean Wattier, orphelin, maître absolu de sa fortune, possédait, disait-on, mille écus à la rose. La dot de Marguerite s'élevait à la moitié de cette somme: il y avait là de quoi entretenir le ménage le plus heureux et le plus à l'aise de toute la ville. Et puis Jean, savant et laborieux comme il l'était, ne pouvait manquer de devenir un jour professeur, qui sait, peut-être recteur du collège. Quelle joie si cela arrivait! Elle vendrait alors sa boutique, et irait demeurer chez son gendre le recteur! Et quand elle se promènerait avec lui et avec sa fille, il n'y aurait point dans Douay une seule personne qui ne se découvrit avec respect devant M. le recteur et madame sa belle-mère.

Dame Minart ne contrariait les amours de Jean et de mademoiselle Marguerite que juste autant qu'il le fallait pour les rendre plus vives, plus durables et les amener à bonne fin. Elle agissait pour cela avec un tact et une adresse que l'on ne saurait trouver autre part que chez la mère d'une jeune fille sans dot considérable, et en âge de se marier. Par exemple, si elle voyait à Jean et à sa fille une envie extrême de se dire de ces riens tendres que l'on se murmure mystérieusement à l'oreille l'un de l'autre, et qui rendent insupportable la présence d'un tiers, vous pouvez être sûr que dame Minart avait toujours quelque chose à ranger dans sa boutique, et cela bien, bien longuement et de façon à désespérer les pauvres jeunes gens. Puis à la fin il lui ressouvenait de je ne sais quel soin de ménage qui l'appelait en sa cuisine, et elle s'en allait à la grande satisfaction des amants, dont elle avait rehaussé les plaisirs par deux grands assaisonnements: la contrainte et l'attente.

Un beau matin, après une nuit des plus agitées, Jean se leva précipitamment comme un homme qui prend une résolution désespérée, et se mit à faire sa toilette.

Quand il l'eut terminée, et cela après plus d'une heure, il fit un pas pour sortir, et puis il revint se placer devant sa petite glace de Venise, où il jeta encore un long regard.

Ce regard le satisfit, car jamais sa fraise n'avait été plus heureusement attachée, jamais le rasoir n'avait laissé sur son menton moins de traces d'une barbe assez épaisse.

Seulement une petite pluche blanche imperceptible s'obstinait, en dépit de la vergette, à rester fixée sur la manche de sa camisole brune. Il porta aux lèvres l'index de sa main droite, l'humecta quelque peu, et, le posant sur sa manche, enleva la petite pluche.

Tandis qu'il se livrait à des soins si frivoles en apparence, on voyait néanmoins que de graves émotions l'agitaient les muscles de son visage éprouvaient cette légère tension convulsive qui se fait sentir particulièrement chez les organes de la respiration moins libre, et je ne sais quelle pâleur indécise altérait son teint, naturellement coloré.

C'est qu'il s'agissait pour lui de cet événement de la vie qu'un philosophe français prétend être la plus bouffonne de toutes les choses sérieuses; c'est qu'il était en proie à cette anxiété inexplicable qui resserre la poitrine toutes les fois que l'on va risquer une tentative importante.

Il avait beau s'énumérer les nombreuses invitations dont dame Minart l'accablait depuis quelque temps, il avait beau se rappeler les preuves d'amitié qu'il en recevait à toute heure, rien ne pouvait lui faire maîtriser son émotion; et quoiqu'un refus ne parût pas vraisemblable, une secrète terreur, en dépit de tous ses raisonnements, ne le lui montrait pas moins comme certain.

Cependant l'existence qu'il offrait à sa femme, sans être brillante, serait paisible et heureuse. S'il n'avait point d'opulence, il possédait cette médiocrité aurea si vantée par Horace. Marguerite, bonne, d'une figure ravissante, devait être regardée, il est vrai, comme un bon parti, car il n'y avait point à Douay beaucoup de dot de cinq cents écus. Mais, après tout, en portant même ses prétentions bien haut, pouvait-elle aspirer à mieux que lui? On ne manquera pas, il le sait, d'alléguer qu'elle doit, selon toutes probabilités, hériter de la fortune d'une vieille tante; mais que sont des espérances bâties sur la mort d'une tante qui s'avisera peut-être de vivre encore vingt ans, et qui peut disposer de ses biens en faveur d'une autre personne que sa nièce?

Oh! oui, s'il n'eût pas reçu d'elle un aveu timide et pourtant bien tendre, si la douceur angélique de cette créature charmante ne lui assurait pas une existence délicieuse et paisible, il ne hasarderait pas la démarche qu'il va tenter.

Mais ne serait-il pas plus prudent de faire connaître à dame Minart, par Marguerite, la demande qu'il veut adresser à la première; du moins si elle y apportait des obstacles, il chercherait à les réfuter à loisir. Oh! c'est là une excellente idée!

Et Jean courut de ce pas à la chambrette de Marguerite pour lui faire part de cette résolution. Comme il allait heurter à la porte de ce chaste réduit, il jeta les yeux à travers les vitres de la porte.

Damnation! Marguerite se trouvait dans les bras d'un vieux juif laid et bossu, arrivé depuis quelques jours à Douay.

Le personnage des Mille et une Nuits, qui vit sa jeune épouse devenir un serpent effroyable, se sentit moins cruellement désappointé que le malheureux Jean. Il voulut briser la porte pour se jeter sur l'infàme juif, mais une force magique rendit tout à coup perclus ses jambes et ses bras; sa bouche ne put proférer aucun son, et, saisi par une invisible main, il se sentit emporter rapidement et jeter sur son lit.

Là il se prit à pleurer amèrement, car il comprit que le juif était un sorcier, et Marguerite la victime des sortiléges du scélérat.

Après s'être livré quelque temps au plus affreux désespoir, le désir de se venger lui rendit une sorte de courage. Il résolut d'épier les démarches du juif, de procurer des preuves de ses intelligences avec l'enfer, et de le dénoncer à la justice. Pour cela, il prit un poignard, se glissa furtivement chez son ennemi, et parvint à se cacher sous un lit où il pouvait voir tout ce qui se passerait, sans courir, lui, trop de risques d'être découvert.

Cette chambre se trouvait encombrée d'instruments de chimie, d'ossements de mort, d'objets bizarres. Un grand poêle, adossé à une haute cheminée, brûlait en grondant et supportait un chaudron de cuivre, où mitonnaient je ne sais quelles herbes dont la vapeur infecte s'élevait en tourbillons grisâtres. Le murmure du feu et le chant du chaudron étaient les seuls bruits qui se fissent entendre, et ajoutaient encore à l'effroi et au mystère de l'étrange lieu.

N'importe ! Jean s'arma de courage et résolut de mener å fin son aventure.

Minuit allait sonner quand le juif rentra; son premier soin fut de voir à quel point de cuisson se trouvaient les herbes. Il se dépouilla de tous ses vêtements, s'oignit le corps entier d'une graisse qu'il prit dans une boîte d'argent et se plaça devant le poêle, dont il attisa les charbons. A peine la flamme avait-elle relui sur les membres graissés du juif, qu'il disparut.

On peut se faire une idée de la surprise et de l'effroi de Jean.

Mais il était d'humeur aventureuse et intrépide. D'ailleurs l'infidélité qui bouleversait toutes ses idées et détruisait tous ses rêves de bonheur avait exaspéré beaucoup son désespoir. Aucun danger ne saurait arrêter un homme venu à ce point de détester la vie.

Jean jura donc de poursuivre jusqu'au bout son entreprise; il se dépouilla de ses vêtements, s'oignit, comme le juif, de la graisse laissée là, et se plaça devant le feu, ainsi qu'il l'avait vu faire tantôt.

A peine eut-il ressenti un peu de chaleur du foyer, qu'il éprouva dans tous ses membres quelque chose d'étrange. Il lui sembla qu'ils devenaient plus minces, s'allongeaient insensiblement et, en un mot, s'effilaient d'une façon merveilleuse. Bientôt, en effet, il ne fut plus qu'un long fil immense que le courant d'air de la cheminée huma tout d'un coup et entraîna parmi les nuages.

Jugez de l'effroi de Jean, quand il se sentit flotter de la sorte au milieu des airs! Il craignait à tout moment que le choc d'un oiseau ne le rompît en deux. Et puis où allait-il? Reprendrait-il jamais sa première forme? Ah! mon Dieu! qu'a-t-il fait? qu'a-t-il fait?

A la fin, et lorsqu'il eut ressenti les premiers frissons de la fraicheur de la nuit, il s'aperçut avec joie que son corps commençait à se condenser et à reprendre des proportions un peu moins fluettes et un peu plus solides. Après un quart d'heure de voyage aérien, il se sentit redevenu tout à fait à sa première forme, et, à l'instant même, ses pieds touchèrent un terrain solide.

Alors il se fit une grande lumière, et il se trouva au milieu de la cour d'honneur d'un palais magnifique. Il entra hardiment dans le vestibule.

Un valet vêtu d'une livrée rouge à galons d'or vint audevant de lui et demanda son nom. A peine eut-il répondu : Jean Wattier, que le valet se prit à rire aux éclats, et, ouvrant la porte d'un vaste salon, annonça, non sans continuer à rire: Messire Jean Wattier. A l'instant même plus de deux millions d'éclats de rire s'élevèrent de toutes parts, et il se passa plus d'un quart d'heure avant que ce bruit effroyable cût cessé.

Jean, en quelque sorte rendu stupide, demeurait immobile près de la porte et n'osait faire un pas. Une jeune femme, au teint basanė, mais pleine de légèreté et de grace, le prit par le bras et le tira de sa stupéfaction.

Allons, allons, mon beau jeune homme, dit-elle, pour venir ici sans invitation, vous n'en serez pas moins le bienvenu. De la gaieté ! Vous allez faire avec moi la première contredanse; ensuite nous souperons ensemble, et je vous donnerai même un gite, si je suis contente de vous.

L'escholier, qui avait repris courage, donna la main à sa danseuse, et se mit à sauter à l'envi de tous les autres.

Cependant, en dépit de sa gaieté et des frais d'esprit qu'il faisait pour complaire à sa brune danseuse, il éprouvait je ne sais quelle angoisse secrète qui lui desséchait la gorge et la poitrine. Cette angoisse devint bien pire lorsqu'il aperçut en face de lui le damné juif, cause de ses malheurs et de la singulière aventure où il se trouvait jetė; aventure dont il pressentait que le dénoûment ne devait pas être heureux.

Jean se contint d'abord; mais, quand il vit le scélérat le montrer du doigt et rire en contant tout bas quelque chose à son voisin, il s'élança vers son ennemi. A sa grande surprise, il ne put marcher, et il lui fallut, en dépit de tous ses efforts, continuer à danser sur place, sans possibilité de faire d'autres gestes et d'autres pas que les gestes et les pas exigés par la danse.

La petite femme brune qu'il tenait par la main lui dit alors: Jean, veux-tu m'épouser, et je te venge du juif? Vois ma puissance. Elle fit un signe, et à l'instant même le bossu se trouva suspendu au plafond, les pieds en l'air et empalé par un rayon de flamme qui pétillait et jaillissait comme une énorme fusée.

Épouse-moi, répéta la petite femme brune, épouse-moi, tu partageras ma puissance. Tiens, signe le contrat. Et elle lui présenta un parchemin rouge, écrit en lettres d'or, ni plus ni moins qu'un cartulaire du temps de Charlemagne.

Comme Jean ne se pressait pas trop de faire réponse à cette déclaration, la jeune femme lui répéta encore une fois les mêmes paroles, et, sans doute pour décider l'escholier avec plus de promptitude, elle lui donna un petit coup sur l'épaule. Le pauvre Jean se mit alors à pirouetter sur lui-même comme une toupie.

Dieu me soit en aide! s'écria-t-il alors d'une voix piteuse.

Le tonnerre gronda, un bruit horrible éclata, et Jean se trouva au milieu de la mer, sur un rocher, et entouré de sorciers qui se hâtaient de prendre la fuite; les hommes en s'élevant dans les airs par le moyen de certaines paroles magiques, les femmes en enfourchant un manche à balai.

Jean se tenait là bien en peine, tâchant d'ouïr les paroles que disaient les sorciers pour s'élever en l'air; enfin l'un d'eux partit si près de lui qu'il l'entendit murmurer distinctement trois syllabes baroques: orcamon.

Dans sa joie, il s'empressa de le répéter; mais il le fit avec tant de précipitation qu'il le répéta mal et dit rocamon.

Hélas! au lieu de s'élever dans les airs comme les autres, il partit rasant la terre, à plat ventre et avec l'impétuosité d'une flèche.

Tant qu'il ne fit que voyager de la sorte, au-dessus du rocher nu et sans un seul arbre, cela n'alla point trop mal; mais, quand il arriva au-dessus de la mer, chaque vague qui s'élevait un peu trop haut heurtait comme un marteau d'enclume sa tête et lui causait des douleurs inexprimables.

Ce fut bien pis quand il arriva à terre, car il laissait des lambeaux de vêtements, de cheveux, de chairs, dans chaque haie, dans chaque buisson qu'il traversait, toujours avec la promptitude d'une flèche. Il s'estima fort heureux de ne pas rencontrer le tronc d'un arbre ou le mur d'une maison, car il se serait infailliblement brisé contre ces objets.

Enfin il se rappela que, sur le rocher, une sorcière, mal enfourchée apparemment sur sa monture de bouleau, était descendue du haut des airs en prononçant le mot abracadabra. Il le prononça à tout hasard, et, à sa grande satisfaction, il se trouva debout et aux portes de Douay.

Il commençait à faire nuit, et il se hâta de gagner la rue de Bel-Air, bien content de pouvoir s'y rendre sans que personne ne le vît dans l'état où il se trouvait. A la clarté des réverbères, il lui sembla que les maisons avaient changé d'aspect; mais, sans penser plus loin, il alla tout droit chez dame Minart et heurta à la porte.

Une femme de cinquante ans environ, et qu'il ne connaissait pas, vint ouvrir, jeta un cri, laissa tomber sa lumière et s'enfuit.

Surpris de cet accueil, il entra, ralluma la lampe au foyer et montant à sa chambre, il la trouva occupée par un étranger, dans les bras duquel s'était réfugiée la femme qui avait ouvert la porte et qui répétait avec effroi :
-L'âme de Jean! l'âme de Jean!

La vue de l'escholier redoubla la terreur de cette femme, terreur bien partagée du reste par son compagnon.

Je ne suis point une âme, mais bien ce Jean dont vous parlez. Vous, qui donc êtes-vous? Au nom du Dieu tout-puissant, répondez.

Marguerite! s'écria l'inconnu, ne répondez pas.
-Marguerite! répéta l'escholier, vous, vieillie à ce point! Et depuis quel temps ai-je donc disparu de ce logis? Répondez, au nom de la tendresse que j'ai eue pour vous !

Depuis vingt-deux ans! répondit-elle.

Marguerite et son mari, car elle était mariée et mère de huit enfants, se remirent à la fin de leur terreur et consentirent à écouter Jean et le récit de ses étranges aventures.

Ils offrirent un asile à l'escholier, jusqu'à ce qu'il se retrouvât en possession de son propre bien, dont un cousin éloigné avait fait l'héritage. Cette réclamation amena un procès long, célèbre, dont les jurisconsultes parlent encore à Douay.

Redevenu possesseur de sa petite fortune, Jean Wattier continua à demeurer chez le mari de Marguerite. Je l'ai beaucoup connu dans mon enfance, et je l'ai ouï plus d'une fois raconter les faits merveilleux et véridiques dont vient de prendre connaissance le benin lecteur.


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