Cette nuit-là de l'année 1214, la petite ville de Bonifacio, campée sur son rocher calcaire qui tombe à pic sur la mer, était enveloppée comme en un suaire par d'épais nuages que des éclairs déchiraient mais parfois, qui se reformaient presque aussitôt. La falaise, sous les assauts conjugués du vent et des flots qui montaient sur la plate-forme et balayaient les rues, paraissait devoir être emportée. Et, de temps en temps, on eût- pu voir, luttant contre les éléments déchaînés, évitant les écueils nombreux qui parsèment la côte, un frêle esquif aux mâts brisés, aux voiles déchirées, s'avancer, reculer, puis revenir et, enfin, atteindre le rivage.
Après le pénible et long amarrage, seul un homme en descendit, maigre et blême, la tête et les pieds nus, couvert d'une vieille robe de bure, les reins ceints d'une corde. Et cet homme, que la fièvre faisait grelotter, s'achemina sous la tempête, nimbé d'une douce lumière, vers une habitation qui lui avait été indiquée par les marins, et qui, suivant le caprice des éclairs, surgissait ou disparaissait dans le petit groupe de maisons formant le village de Carterana que dominait le couvent de San-Giuliano.
Timidement d'abord, puis plus fort, car rien ne répondait de la maison endormie, le voyageur frappa à l'huis à plusieurs reprises. A la fin, une étroite fenêtre s'ouvrit et une voix nasillarde demanda :
« Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?
— Je suis un pauvre malade, chassé sur le rivage par la tempête, et je vous demande l'hospitalité.
— Quel est votre nom ? D'où êtes-vous ?
— Je me nomme François et je suis de la ville d'Assise, en Italie, où ma barque me ramenait.
— D'où venez-vous donc ?
— D'Espagne où j'étais allé prêcher notre sainte religion, monsieur l'abbé.
— Vous êtes prêtre, alors ?
— Non, je ne suis qu'un simple religieux; mais soyez charitable : la fièvre qui me dévore s'accroît par ce vilain temps. Ah ! j'ai besoin de repos !
— Mille regrets, mon cher, mais je me méfie des gens qui viennent d'Espagne. D'ailleurs, je n'ai qu'un lit. Vous trouverez un bon abri dans une grotte qui est là tout près, à votre gauche. »
Et le bon curé ferma, sa fenêtre et se recoucha, maugréant, contre l'étranger qui venait d'interrompre son somme et son rêve tout empli de quiétude et de grasses prébendes.
L'humble voyageur se rendit donc dans la grotte que le charitable curé lui avait indiquée, et, bénissant le Dieu de la pauvreté et des épreuves, se coucha sur une pierre et s'endormit.
Peu après minuit, l'orage ayant cessé, un villageois qui, inquiet, se rendait à sa bergerie, dans la montagne, vit avec surprise dans le ciel redevenu serein une énorme étoile rayonner vivement et éclairer deux anges de lumière qui gardaient l'entrée de la grotte. Interdit, il n'osa plus avancer et attendit le jour. Quand vint l'aurore, sa surprise augmenta : les anges avaient disparu, l'étoile s'était éteinte ; mais, bien qu'on fût en décembre, tout, autour de la grotte, les bruyères el les arbousiers avaient fleuri, le sol était couvert de fleurettes où des abeilles bourdonnaient joyeusement. Mille oiseaux voltigeaient et des rossignols égrenaient leurs roulades sonores.
Le berger revient sur ses pas, frappe aux portes, et crie le miracle. Le curé est averti. Il quitte précipitamment son lit et, suivi de ses à la ouailles, se rend grotte. Le Poverello, toujours couché sur la pierre, le reçoit avec son bon sourire mais refuse de le suivre au presbytère.
« Non. monsieur le curé, lui dit-il, je vois maintenant qu'il n'est, pas permis à qui a fait vœu de pauvreté de coucher dans un lit moelleux, même quand il est malade. Je ne suis, vous le voyez que l'humble frère de toutes les créatures du bon Dieu, de l'oiseau qui n'est qu'harmonie, des astres qui sont lumière, de l'herbe qui n'est que douceur, de la fleur qui n'est que parfum, et même du chardon, du vautour, de la nuit et de notre blanche sœur, la Mort, qui tous ont été mis sur la terre pour remplir les desseins du Créateur.
— Au moins, lui dit le curé moi de prosterné, permettez-moi de vous apporter votre nourriture.
— Le pain d'orge et le laitage que ces bergers me fourniront me suffiront. »
Et le bon saint resta là les malades joins, guérissant les infirmes, consolant les affligés, promettant le paradis aux pécheurs repentis. Le Poverello, rappelé par l'équipage rejoignit sa Portiuncule d'Assise pour y rétablir santé. En 1219, il revint en Corse, accompagné de quelques disciples qui s'établirent dans le de San-Giuliano. Ils y formèrent un noyau de moines franciscains qui, pendant les trois siècles suivants, allaient fonder dans l'île environ quatre-vingts couvents aujourd'hui désaffectés ou en ruines pour la plupart.
Quant à la grotte, elle existe toujours, à peu près intacte, et elle sert de tombeau à une famille bonifacienne. Les visiteurs peuvent y voir encore le lit de pierre où se reposa pendant trois jours le Poverello qui y laissa, en creux et en saillies, les précieuses empreintes de son frêle corps malade et fatigué.