La haute antiquité aimait à peupler les châteaux et leurs donjons, les forêts et les fleuves de fées et de sorcières, leur attribuant une influence sur les humains tantôt bénigne, tantôt funeste. Ce fut surtout le Rhin que les cobolds et les ondines avaient choisi pour séjour; il est bien des légendes belles et romantiques qui transmises de père en fils, se sont conservées là jusqu'à nos jours.
Aucune contrée de notre patrie ne se prête autant à ces légendes dont la base est toujours tant soit peu historique; aucune ne leur donne un meilleur point d'appui, une couleur plus locale que ces plages tantôt douces et enchanteresses, tantôt sauvages à faire dresser les cheveux. C'est surtout sur les rives du haut et du moyen Rhin qu'on se croirait dans le domaine des fées et des créations fantastiques. Ici, ce sont des rochers à pic, ou perpendiculaires ou inclinés sur le fleuve, là, des montagnes aux formes les plus étranges, plus loin les flots se fraient un passage avec un bruit assourdissant à travers les rochers mêmes, mugissant par dessus les masses de pierres jadis précipitées dans le lit fluvial.
Une des plus gentilles légendes et en même temps une des plus répandues, c'est celle de l'ondine Lore, qui séjournait au Lei, rocher situé au-dessus de St. Goarshausen et appelé pour cette raison Lorelei. La fée se montrait aux navigateurs debout sur la cime du rocher. Sa figure était ravissante. Ses formes délicates se dessinaient à travers sa robe et son voile de la couleur des flots; sa longue chevelure blonde flottait sur ses épaules, et quiconque voyait son charmant visage, ne pouvait oublier le regard de ses yeux expressifs.
Fée bienfaisante, elle distribuait fortune et faveurs aux bons habitants de la contrée; aux méchants, aux malfaiteurs elle se montrait terrible. Plus d'un de ceux-ci passant effrontément près de son rocher et narguant sa puissance, fut saisi par les vagues écumantes et entraîné dans l'abîme. Quiconque s'enhardissait à gravir jusqu'à sa place favorite, était précipité dans les bas fonds, ou bien s'égarait séduit par elle dans les broussailles et les épines, où la trace même des sentiers disparaissait; de sorte qu'il n'en retrouvait l'issue qu'après des recherches de plusieurs jours.
Le Comte palatin Bruno et son fils unique Hermann, beau jeune homme de vingt ans, la fleur de la chevalerie et la joie de son père, vivaient à cette époque dans le château du Rhin (Rheinpfalz) admirablement situé sur l'île voisine. Le jeune chevalier avait appris tant de merveilles de Lore, la fée au Lei, qu'il ne pouvait s'empêcher, en voyant se dresser la roche, de désirer voir l'ondine vers laquelle il se sentait irrésistiblement attiré. Pas de jour ne se passait sans qu'il fut entraîné par un penchant inexplicable vers la roche mystérieuse, soit qu'il parcourut la contrée en chassant, soit qu'il se choisit, la guitare à la main, une petite cachette pour y exhaler en tendres mélodies les secrets de son cœur.
Un soir donc s'étant hasardé plus près que jamais du pied du rocher, et là dans une grotte, exprimant ses désirs par des suaves accords, il vit tout d'un coup, en levant les yeux, autour de la cime du roc, une clarté d'un éclat et d'une teinte inconnus, laquelle se condensant en cercles de plus en plus circonscrits, finit par rendre l'image enchanteresse de la belle Lore. Un cri involontaire de joyeuse surprise échappa au jeune homme; laissant glisser la guitare de ses mains, il prononça le nom de l'être mystérieux qui parut le regarder tendrement et lui faire des signes d'amitié. Il crut même s'entendre appeler par son nom, mais de cette voix si douce et si fine que l'amour seul possède. Le jeune chevalier était dans un ravissement tel qu'il en perdit connaissance. Il ne revint à lui que le lendemain au point du jour; et dans les transports d'une excitation fiévreuse, il regagna aussitôt le château paternel.
Depuis cette époque Hermann était entièrement changé. Il errait pensif et rêveur; la belle fée l'occupait uniquement. Dès qu'il sortait de chez lui, il dirigeait ses pas vers le Lei, et alors même que le plaisir de la chasse l'attirait bien avant dans les forêts de l'Est, au retour il fallait qu'il passât par les lieux qui le charmaient tant, et jamais il n'y mettait les pieds sans saluer l'endroit où lui était apparue celle qui remplissait toute son âme.
Le vieux palatin vit avec peine que son fils changeait ainsi d'humeur. La véritable cause de ce changement lui était inconnue, il l'attribua cependant à une passion malheureuse, et il résolut de distraire le jeune homme inexpérimenté par des occupations sérieuses et de lui ouvrir ainsi un avenir tout d'activité. A cette fin il voulut l'envoyer à l'armée impériale pour que le jeune homme pût y gagner les éperons de chevalier.
Bien qu'Hermann fût extrêmement attaché à son pays natal, il dut cependant suivre les ordres de son père; car c'eût été une honte pour lui que de se dérober au combat que tout vrai chevalier désire ardemment.
La veille de son départ il voulut une dernière fois visiter la paisible grotte et offrir à la nymphe du Rhin ses soupirs, les sons de sa voix et de sa guitare. Cette fois il descendit le fleuve, accompagné de son fidèle écuyer qu'il avait initié dans son secret. La lune répandait sa pâle clarté argentine sur la contrée; les paisibles rives prenaient les formes les plus extraordinaires, et les chênes majestueux plantés à droite et à gauche inclinèrent leurs têtes, lorsque Hermann passa. Aussitôt qu'ils s'approchèrent du Lei et qu'ils entendirent les brisants des vagues, son compagnon fut pris d'une angoisse mortelle et supplia le jeune chevalier de lui permettre de prendre terre; mais celui-ci fit retentir les cordes de sa guitare et chanta, les yeux fixés sur la cime du rocher:
Au milieu d'une nuit obscure,
Je vis ta sublime beauté,
Je vis ta blonde chevelure,
Et ta brillante majesté.
Ta verte et légère tunique,
L'appel d'amour fait de ta main,
De tes beaux yeux l'éclat magique,
Sont toujours gravés dans mon sein.
Que n'es-tu ma belle maîtresse,
Que ne puis-je être tout à toi!
Ton palais que le flot caresse,
Me verrait plus heureux qu'un roi.
Le dernier accord était à peine expiré, lorsque tout commença à s'agiter et à se mouvoir, on eût dit que des centaines de voix se faisaient entendre au fond et à la surface de l'eau. Des flammes s'échappaient du Lei, la fée était sur la cime comme naguère, elle appelait, distinctement et avec instance, de sa main droite, le chevalier fasciné; la baguette dans sa main gauche, elle ordonnait aux vagues de s'élever vers elle. Le flot montait, montait toujours; la nacelle, en dépit des efforts du conducteur, fut lancée ça et là, et finalement brisée contre les écueils du rivage. Les débris de l'embarcation devinrent le jeu des vagues. Le jeune homme descendit dans les profondeurs, l'écuyer fut lancé sur le rivage par une vague puissante.
Lorsque l'écuyer pâle de frayeur et d'épouvante apporta au malheureux père ces tristes nouvelles, le vieux palatin fut saisi de douleur et de rage. Il jura de se venger de la fée, de la prendre, s'il était possible, de sa propre main et de la livrer aux flammes. Dans ce but il se rendit la nuit suivante accompagné de quelques gens hardis au Lei. Le rocher fut entouré, escaladé, visité. Le comte aperçoit tout d'un coup, et non sans frayeur, la nymphe sur la cime qui tombe perpendiculairement sur l'eau. Tressant ses longs cheveux la fée regarde le nouvel arrivé, d'un oeil sinistre.
„Où est mon fils ?" s'écrie hors de lui le palatin. Lore indique de la main l'abîme et chante d’un son doux et à peine perceptible, on eût dit le son d'une harpe éolienne, ces paroles :
Mon palais est au sein de l'onde,
Mon riant palais de cristal,
J'y portai loin de votre monde
Mon amant fidèle et loyal.
Lorsqu'elle eut fini, elle jeta un brillant dans les flots; aussitôt une vague monta et la fée glissa sur elle jusqu'au lit du fleuve, où elle disparut aux yeux étonnés des persécuteurs.
Depuis lors on n'a plus revu la nymphe, quoique ses accents mélodieux se soient encore souvent reproduits. Pendant les belles et douces nuits du printemps, lorsque la lune répand sa clarté mystérieuse sur la contrée, le navigateur attentif entend, à travers le bruit des vagues, les sons mourants d'une voix admirablement tendre qui répète l'hymne du château de cristal, et il se souvient alors avec tristesse, et non sans frémir, du jeune comte palatin enlevé par la nymphe.
Le rocher célèbre d'abord appelé Lorelei, aujourd'hui Lurlei, rend depuis cet évènement un rare et magnifique écho qu'on vante et qu'on admire comme un don de la fée.
Je ne sais, ce que cela veut dire,
Que je sois si triste ?
Une légende de l'antiquité,
Me revient toujours dans l'esprit.
L'air est frais, il fait obscure,
Le Rhin coule paisiblement,
Le pic de la montagne reluit,
Aux derniers rayons du soleil.
La plus belle des Ondines est assise,
Avec un charme inexprimable,
Ses bijoux d'or reluisent,
Elle fait ses beaux cheveux blonds.
Elle arrange ses cheveux avec un peigne d'or,
En chantant un air favori,
Particulièrement mélodieux,
Et très fort en même temps.
Le batelier dans la petite nacelle,
Est saisi d'une peine effrayante,
Il ne considère pas les écueils,
Il regarde toujours vers la hauteur.
Je crois que les vagues engloutiront,
A la fin le batelier et sa nacelle,
Et la cause en est
Lore-Lei par son chant.