Près de Lorch, sur les limites du Rhingau se trouvent les ruines du château de Fürsteneck. Le chevalier Oswald, propriétaire de ce fort et arbalétrier distingué portait une haine invétérée à Guillaume de Saneck, gentilhomme voisin qui cherchait de son côté à s'emparer de son adversaire par toute sorte d'embûches. Oswald retournant un jour chez lui accompagné d'un seul valet, donna dans une embuscade et fut pris. Le prisonnier traîné à Saneck y fut jeté dans une tour profonde et ensuite privé de la vue de la façon la plus atroce.
On crut d'abord à Fürsteneck, que le chevalier avait été assassiné par des brigands; mais comme il n'y eut marque ni trace d'un pareil crime, Edwin, fils unique d'Oswald qui connaissait la malice et la scélératesse de Saneck, soupçonna bientôt que son père pouvait bien être tombé au pouvoir de cet ennemi.
Résolu à tout risquer pour être certain de ce fait, Edwin se déguise en ménestrel et se dirige vers Saneck. Il possédait un grand talent sur la harpe. Non loin du château il se met à l'ombre d'un arbre, jetant sans cesse ses regards sur une haute tour du fort laquelle devait être, selon ses pressentiments, le cachot de son père.
Le jeune homme s'y trouvait à peine qu'il fut rejoint par un homme qui lui semblait un laboureur des environs et qui lui dit: „Pourquoi examinez-vous donc si attentivement cette formidable tour, Monsieur le Ménestrel ? C'est une cage qui reçoit les oiseaux que l'on a déjà passablement plumés.“ „C'est donc une prison?" demanda Edwin comme à la légère. „Certainement“ reprit l'autre qui, rendu confiant par les paroles aimables du jeune homme et plus encore par la mélodie touchante que celui-ci venait de chanter, lui raconta, qu'il avait été le témoin inaperçu de l'incarcération d'un chevalier et de son suivant. Edwin eut de la peine à cacher l'impression que lui fit ce récit, et tâcha de prendre des informations ultérieures; mais le seul point qui lui fût communiqué c'était que sous peu de jours il y aurait un grand festin à Saneck. Il se décida de profiter de cette circonstance, afin de se mettre au courant de la localité, et de visiter le château comme ménestrel inconnu. Il s'y rendit donc au jour fixé pour la fête. Les éclats d'une joie bruyante le frappèrent à son entrée dans les salles; les têtes des hôtes étaient déjà fort échauffées par le vin. Le chanteur étranger fut bienvenu, ses chansons fort applaudies. Peu à peu les esprits des convives se brouillèrent totalement dans les fumées de la boisson, et on ne fit plus attention à lui. Plus ivre que ses hôtes, le chevalier Guillaume discourait vivement avec son voisin de table, et le ménestrel déguisé s'approcha doucement pour écouter leur conversation.
„Mais sais-tu bien,“ dit le voisin à de Saneck, „qu’on te soupçonne d'avoir surpris le chevalier d'Oswald de Fürsteneck et de l'avoir jeté en prison.“ „Hm,“ repartit l'autre, „tout ce que l'on dit n'est pas mensonge.“ „On soutient même," poursuivit " l'autre, „que tu l'aurais privé de la vue. „Eh bien," reprit Guillaume, „et si c'était ainsi? Qu'on souffle une bougie ou bien qu'on la laisse s'éteindre, n'est-ce pas la même chose au fond ?“ „Toutefois on doit regretter," dit un tiers qui avait suivi l'entretien, „la perte d'Oswald, à cause de son talent supérieur dans le tir à l'arc."
„Je parie qu'il frappe encore le but, pourvu qu'on le lui fasse remarquer,“ dit un autre chevalier. „Tope là, je parie que non,“ s'écria de Saneck dans une extase d'ivresse en donnant l'ordre de faire venir le prisonnier. Edwin qui ne perdait pas un seul mot de la conversation, se contint avec peine, il était hors de lui-même de douleur et de rage, lorsque son malheureux père entra en chancelant dans la salle. Tous les assistants se levèrent aussitôt de leurs sièges pour être témoins de l'issue de ce pari déjà connu de tout le monde. Au moment où Guillaume en instruisit son malheureux prisonnier en lui faisant donner arc et flèche, celui-ci eut aussitôt une pensée; il saisit convulsivement l'arme et dit: „Chevalier de Saneck, indiquez-moi le point où vous placez le but, pour que je le connaisse.“ „C'est ici,“ répondit-il, „c'est sur cette table que je place la coupe que vous devrez frapper.“
„Je touche au but,“ dit aussitôt le chevalier Oswald, la flèche siffla et perça de part en part le cœur de le Saneck. Un tumulte épouvantable s'éleva; mais au même instant Edwin s'avança, se plaça devant son père en s'écriant: „Voici le fils du malheureux Oswald, emprisonné et rendu aveugle par un homme indigne du titre de Chevalier! Quiconque d'entre vous aime l'honneur et la justice, approuvera son action; quiconque est d'avis contraire, me répondra, voici mon épée.“
La surprise fut générale, mais la majorité des chevaliers se déclara en faveur d'Oswald et d'Edwin qui, pleurant de tristesse et de joie, s'étaient précipités dans les bras l'un de l'autre. Personne ne s'opposant dès lors à leur sortie, Edwin reconduisit l'auteur de ses jours au château près de Lorch. Si aucun art ne sut rendre la vue au malheureux aveugle, la tendresse filiale adoucit l'amertume de ses maux et rendit le calme au reste de ses jours.