La légende des paludiers du pays de Tréguier [Penvénan (Côtes-d'Armor)]

Publié le 15 mars 2023 Thématiques: Fée , Ile , Légende chrétienne , Lèpre , Maladie , Mort , Punition , Saint Gildas , Saint Nicolas , Saint | Sainte , Saulnier , Sel ,

Les îles vu de Buguèlés
Les îles vu de Buguèlés. Source Bezedash22, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons
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Source: Le Calvez G. / Revue des Traditions Populaires (1886) (4 minutes)
Lieu: Marais de Crec’h-Morvan / Penvénan / Côtes-d'Armor / France
Lieu: Bord de mer Buguélès / Penvénan / Côtes-d'Armor / France
Lieu: Ile des Femmes / Penvénan / Côtes-d'Armor / France
Lieu: Ile Saint Gildas / Penvénan / Côtes-d'Armor / France
Motif: F360: Fées malveillantes ou destructrices (lutins) F386.4: Fée transformée en châtiment

Autrefois, en maints endroits de la côte trécorroise, existaient de petits marais salants. Il y en avait, par exemple, à Trégastel, près Sainte-Anne-des-Roches, à Crec’h-Morvan en Penvénan, et à Bugėlės, à l’endroit actuellement appelé ar Baluden lle Marais). Une grande partie du sel produit par ces petites salines servait à la consommation locale; l’excédant, quand il y en avait, était dirigé dans l’intérieur des terres, sur Guingamp et Belle-Ile. Bugélès et Crec’h-Morvan approvisionnaient surtout la grande sécherie de morue établie à l’ile Saint-Gildas, en face du Port-blanc.

Jadis on racontait que Saint Nicolas, patron de Bugélès, avait fait marché avec Saint Gildas, et qu’il devait lui fournir en tout temps du sel pour sa sécherie de morue. Tant que la morue a donné sur nos côtes, la sécherie a fonctionné, et les paludiers de Bugélès n’ont pas cessé de produire le sel nécessaire à la conservation de ce poisson.

On transportait le sel à marée basse de Bugélès à Saint-Gildas, à dos d’hommes et de chevaux, et il arrivait ainsi toujours sec et en bon état.

Les paludiers de Crec’h-Morvan fournissaient aussi du sel à Saint-Gildas; mais comme ils étaient obligés de traverser la mer dans de mauvais bateaux pourris, le sel arrivait toujours humide à destination, et même très souvent il était perdu. Quand le vent d’Est soufflait avec force, ces bateaux ne pouvaient même pas aborder l’ile, et force était aux paludiers de Crec’h-Morvan de garder leur sel et de périr de faim. Ne sachant ni naviguer ni cultiver la terre, personne ne voulait leur donner d’ouvrage; ils étaient d’ailleurs cordialement détestés de tout le monde. Aussi Saint Gildas, qui se plaignait souvent d’être si mal servi par eux, finit-il par leur retirer définitivement sa pratique.

Ne pouvant vendre leur sel, et obligés pour vivre de se faire brigands et voleurs de grands chemins, les paludiers de Crec’h-Morvan s’entendirent avec les mauvaises fées (Grwac’hat fall) de l’ile de Grwagez [l’île des Femmes] pour perdre les sauniers de Bugélès. En échange d’un boisseau de sel par jour que les paludiers de Crec’h-Morvan devaient payer à la Vieille fée, l’une des mauvaises fées allait se poster sur la route suivie par les sauniers de Bugélès pour se rendre à l’ile Saint-Gildas, route tracée à travers la grève et remplie de crevasses et de fondrières. Comme c’était surtout la nuit que les paludiers de Bugélès transportaient leur sel, la fée leur cachait les endroits périlleux et les précipices, au fond desquels ils allaient souvent rouler avec leur charge.

Aussi les sauniers de Bugélès disparaissaient l’un après l’autre, et le sel n’arrivait plus qu’en petite quantité à la sécherie. Le Saint se plaignait et, menaçait sans cesse de faire venir son sel de Crec’h-Morvan. Il dit cependant un jour aux sauniers de Bugélès : « Donnez-vous garde à l’avenir; vous avez dû frauder, et c’est le diable qui vous punit. » Cependant les paludiers de Bugélès ne fraudaient pas, mais leurs affaires n’allaient pas mieux pour cela.

Une nuit, au lieu d’envoyer les hommes comme d’ordinaire pour porter le sel, Saint Nicolas en fit charger les femmes, qui toutes se mirent à marcher à la file. A peine avaient-elles fait quelques pas, que celle qui était devant tomba dans une fondrière avec sa charge de sel; mais les autres au lieu de l’en retirer, lui jetèrent de grosses pierres et continuèrent leur route. Elles arrivèrent dans l’ile saines et sauves : le sel était en très bon état, et le Saint fut très content.

Le lendemain matin, les paludières de Bugélès furent bien étonnées de voir à son travail celle qu’elles croyaient avoir tuée à coups de grosses pierres. On la questionna et elle répondit qu’elle n’avait pas bougé de chez elle, et qu’elle ne savait ce qu’on lui voulait. La nuit suivante, on trouva dans la foudrière, sur le tas de pierres, des habits de femme, qu’on reconnut appartenir aux mauvaises fées de Grwagez. C’était l’une de celles-ci qui était tombée dans la fondrière en cherchant à y attirer les paludières de Bugélès.

Depuis, tous les ans, la nuit de la Saint Jean, les sauniers, pour conjurer le mauvais sort, jetaient dans ce trou des vêtements de femme avec une hotte de sel. Les paludiers de Bugélès purent ainsi, pendant longtemps traverser la grève, sans danger pour eux et sans risque de perdre leur sel.

Saint Gildas chassa du pays les paludiers de Crec’h-Morvan, et les frappa de la lèpre. – Les mauvaises fées de Grwagez furent changées en lançons, c’est pourquoi l’on voit tant de ces petits poissons autour de cette ile.

L’une de ces fées, devenue folle, voulût arracher la mitre de Saint Gildas pour s’en coiffer. Mais le Saint étendit la main et la changea en pierre. On peut la voir encore au Château, à l’entrée du port, coiffée d’un bonnet d’évêque.

Aujourd’hui encore, au Port-Blanc et sur la côte environnante, quand une femme vient prendre un pot d’eau de mer pour certains usages domestiques, elle doit, en sortant de la grève, en répandre un peu sur le sol. Elle met ensuite dans le pot une poignée de goëmon pour empêcher l’eau d’éclabousser et de se répandre au dehors. Si en route, l’eau vient à se répandre, ou le pot à se casser, c’est le présage d’un malheur certain.

Il y a une cinquantaine d’années, une femme de Penvénan était venue ainsi prendre de l’eau de mer. Elle en emportait plein un pot sur la tête. En passant un échalier, elle eut le malheur de trébucher, le pot tombe et se casse. Epouvantée, elle court en pleurant à la maison, et trouve dans le foyer ses deux enfants morts et complétement brûlés. Une autre femme, à qui pareil accident était arrivé, trouva, en rentrant chez elle, son mari pendu et sa servante noyée dans un puits.

Il n’y a même pas encore longtemps, que dans la même commune de Penvénan, quand la ménagère avait fait au bourg la provision de sel, elle en était quelques grains dans le foyer, toujours pour conjurer le mauvais sort. Le sel était ensuite place dans une boite fixée à l’angle de la cheminée, et hors de la portée des enfants. Si le sel venait à être répandu par accident, la famille devait s’attendre à éprouver quelque perte, chagrin ou malheur.


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