Dans un vieux manoir, sur un point limitrophe du Velay et de l'Auvergne, appelé le château de Belle-Fille, habitait jadis un haut et puissant seigneur, et qui, comme patron de l'église de Dore, avait rares et grands privilèges. Non seulement le curé devait lui offrir l'eau bénite et l'encens, ainsi que cela se pratiquait les jours de bonne fête, mais encore la messe ne devait commencer qu'après l'arrivée du sire de Bouchardat, qui souvent abusait étrangement de son droit seigneurial, et venait fort tard et à heures capricieuses, tantôt une fois à cause qu'il n'avait pas bien dormi et que le sommeil, disait-il, lui était nécessaire, tantôt une autre parce qu'il avait faim et que son estomac ne pouvait souffrir de retard, alléguant que le vieux curé, c'était son métier de jeûner; que les manants, serfs et villageois, ça ne valait pas la peine de s'en apercevoir; et, chose horrible! ajoutant, par une plaisanterie en tout point sacrilège, que quant au bon Dieu, lui ne s'ennuyait pas d'attendre..
Un jour, le seigneur de Belle-Fille ayant dépassé toute mesure et licence à lui ordinaires, le curé commença la messe, pensant que l'hôte du château ne viendrait pas. Tout d'un coup, grandes rumeurs, imprécations, menaces! c'était le redoutable Bouchardat qui se précipitait dans l'église, furieux qu'on ne l'eût pas attendu. Il s'ouvre un passage à travers la foule éperdue et tremblante, s'élance à l'autel et poignarde le saint prêtre qui avait commencé à offrir le divin Sacrifice. On dit que le sang du vieillard rejaillit sur l'hostie et sur le calice.
Ce crime horrible ne resta pas impuni. Soudain et au même moment, un éclair fend la nue, la foudre éclate et tombe en même temps sur ce nouvel Héliodore, consume son corps et le réduit en poudre.
Chose merveilleuse et effrayante pour les coupables, et qu'on ne vit oncques, ce fut au mois de janvier, le jour de l'Epiphanie, que le tonnerre écrasa ainsi ce grand criminel!
Tout ne finit pas là, car au sortir de l'église, il n'y eut personne qui ne pût voir le château de ce monstre sacrilège dévoré par le feu du ciel. Rien ne fut épargné, sinon les portes du château, d'un travail de sculpture assez remarquable, que la fille de ce méchant et impie seigneur fit porter en vœu expiatoire à l'église de Dore, et qu'on y voit encore. Or, il faut qu'on sache que si le seigneur Bouchardat était le plus méchant et le plus laid de tous les hommes, il avait une fille qui était la vierge la plus belle et la plus aumônière de toute la contrée.
Le seigneur, fier de la beauté de sa fille, qui était la seule qualité qu'il estimait en elle, avait fait donner à son château le nom de Belle-Fille, mais les vassaux avaient ajouté un autre nom å cette demeure, ils l'appelaient le château de Belle et Bonne Fille.
Belle et Bonne, après la fin tragique de son père, disposa de tous ses biens en faveur des pauvres et se retira dans un couvent de l'observance la plus austère, pour s'y consacrer à la mortification et à la pénitence, ayant, disait-elle, tant à expier!
Dieu lui tint compte de ses généreuses intentions. La douce et aimable enfant mourut à dix-sept ans. Et voilà que Belle et Bonne sur la terre devint un bel et bon ange dans le Ciel.