La légende de la Dame de Fayel [Coucy-le-Château-Auffrique (Aisne), Le Fayel (Oise)]

Publié le 19 janvier 2024 Thématiques: Amour , Amour impossible , Cannibalisme , Château , Croisade , Jalousie , Mort , Noblesse , Punition ,

Château de Coucy
Château de Coucy. Source Rolf Kranz, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons
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Source: Poquet, Alexandre / Les légendes historiques du département de l'Aisne (1879) (7 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Château du Fayel / Le Fayel / Oise / France
Lieu: Château de Coucy / Coucy-le-Château-Auffrique / Aisne / France
ATU: 992: Le cœur mangé

Vers la fin du XIIe siècle, sous le règne de Philippe-Auguste et de Richard, roi d'Angleterre, il y avait en Vermandois, dit une vieille légende, « un moult gentil gaillard et preux chevalier en armes qui s'appelait Regnault de Couci, et était chatelain de Couci (Le châtelain n'était pas le seigneur du château; mais le gardien de la forteresse, chargé d'en assurer la défense par ses soins et sa surveillance.). » C'était donc un de ces damoiseaux qui, à une figure intéressante, à des manières enjouées, réunissait une bravoure à toute épreuve. Son adresse et ses victoires dans les tournois, et notamment dans celui de Vendeuil qu'on venait de donner dans cette belle et riante prairie qui s'étend entre ce village et La Fère, lui avaient acquis une brillante réputation, surtout auprès des dames, arbitres et juges reconnus dans ces sortes de jeux.

Est-ce à l'occasion de cette fête que Regnault, marié, dit-on, et père d'une nombreuse famille, s'éprit d'un amour insensé pour la Dame de Fayel ? Il est permis de le croire, si l'on s'en rapporte au Roman composé à ce sujet. Mais d'autres auteurs lui ont donné une toute autre origine et l'un d'eux raconte d'une façon fantaisiste qu'un jour le châtelain de Coucy, chassant dans la forêt de Laigue, s'élança à la poursuite d'un cerf dont son piqueur venait de découvrir la retraite. L'animal, vivement pressé par son redoutable adversaire, avait reçu plusieurs traits dans les flancs, mais aucun d'eux n'était mortel. Regnault, dans l'espoir de saisir sa victime, la lança à travers les campagnes. Vingt fois, armé de son javelot, il fut sur le point de le percer, et vingt fois le léger quadrupède avait échappé à ses coups.

Le cerf, dans sa course rapide, après avoir tourné sur lui-même pour faire perdre sa piste, regagnait la forêt, et le chasseur, dans son dépit, allait renoncer à sa proie, lorsqu'il résolut de tenter un dernier effort. Le cerf, haletant et épuisé de sa longue course, avait essayé de franchir un massif élevé et il était retombé à terre. Regnauit, aussi léger que le vent, s'était précipité de son coursier, et, saisissant son large coutelas, il le lui enfonça jusqu'à la garde. Le son du cor retentit aussitôt dans la forêt, mais l'écho seul avait répondu à son cri de triomphe. Le jour était sur son déclin et le ciel, devenu sombre, annonçait un orage terrible qui grondait déjà dans le lointain. Le châtelain, égaré au milieu des grands bois de la forêt de Cuise, ne s'était point aperçu qu'il était loin du château de Coucy, dont il n'apercevait plus les blanches tourelles ni le haut donjon. Est-il besoin d'ajouter que le cavalier et sa monture tombaient de fatigue et de faiblesse ?

Heureusement le bruit du cor avait attiré sur les traces du chasseur un garde qui lui apprend qu'à peu de distance, au milieu des grands arbres que le vent agitait avec violence, il trouvera le château de Fayel. Et en effet, il découvre bientôt à la lueur des éclairs et à travers le feuillage en feu, la silhouette de deux petites tours gothiques annonçant au voyageur égaré le manoir seigneurial. Le sire de Fayel accueillit le jeune inconnu avec cette politesse froide et cérémonieuse qui caractérisait autrefois le grand seigneur en face d'un étranger. Cependant il s'empressa de présenter son hôte à la châtelaine, qui de son côté, le reçut avec cette urbanité et cette grâce naturelles aux dames du grand monde.

La soirée se passa assez gaiement. On y raconta les aventures du temps, alors si empreintes de merveilleux, et Regnault qui était poète et doué d'une imagination vivǝ, plut tellement à ses hôtes qu'on l'invita à revenir à Fayel. A son départ, le sire de Fayel lui avait affectueusement serré la main. Le châtelain de Coucy en avait pris l'engagement, et Gabrielle de Vergy, dame de Fayel, n'avait pas peu influé sur la promesse du jeune chasseur. Les bonnes grâces du châtelain de Coucy avaient gagné son cœur, et l'affection devint réciproque. Les assiduités de Regnault auprès de Gabrielle avaient fini cependant par porter ombrage au mari naturellement jaloux. Ce dernier cherchait tous les moyens de se débarrasser sans éclat de son importun visiteur, lorsque les événements vinrent seconder ses vœux.

Le cri de guerre poussé en Palestine venait de se répéter en Occident. On prêchait la troisième croisade. Une foule de seigneurs, de princes, de barons, à la tête desquels s'étaient mis les rois de France et d'Angleterre s'étaient déjà enrôlés et le châtelain de Coucy, que sa valeur militaire plaçait au premier rang, avait aussi répondu un des premiers à cet appel religieux. Toutefois le départ avait eu ses amertumes, si nous en jugeons par les adieux poétiques que Regnault composa à cette occasion, et sur les preuves d'affection que lui donna la dame de Fayel, en lui faisant présent « d'un lags de soie moult bel et bien fait, et y avait de ses cheveux ouvrez parmi la soie dont il liait un bourrelet moult riche pardessus son heaume, et avait longs pendans par derrière, à gros boutons de perles. »

Cependant le voyage d'outre-mer fut des plus heureux, et le châtelain de Coucy, plein de courage et de vaillance était devenu la terreur des Sarrazins. Aussi le bruit de ses exploits était-il passé en France et avait pénétré jusqu'au château de Fayel. Mais il arriva que s'étant engagé dans une attaque sous les murs de Ptolemaïs, Renauglt fut atteint mortellement d'un javelot et tomba sans connaissance. Revenu un peu à lui-même, il employa le peu d'instants qui lui restaient à vivre, à écrire à la dame de Fayel. « Pour ce appella un sien Ecuyer et lui dit: Je te prie que quand je serai mort, que tu prennes mon cœur et le mettes en telle manière que tu le puisses porter en France à Madame de Fayel et l'envelopper de ces longes ici; et lui bailla le laqs que sa Dame avait fait de ses cheveux, et un petit escriniet où il y avait plusieurs anelez et diamans que la Dame lui avait donnez à son départ.

Quand le chevalier fut mort, son « Ecuyer, dit la chronique, lui ouvrit le corps qu'il sala et confit bien en bonnes épices, et le mit en l'escriniet avec le lags de ses cheveux et la lettre moult piteuse que qu'il lui avait écrite avant sa mort et signée de sa main. »

L'écuyer repassa en France aussitôt qu'il le put pour exécuter les dernières volontés de son maître. Déjà il était parvenu jusqu'au château de Fayel, épiant dans un bois voisin où il s'était caché, le moment favorable de remplir son triste message. Mais le sire de Fayel ne lui en donna pas le temps. Ayant rencontré par hasard cet Ecuyer qu'il connaissait, et dont le maître était un objet de dépit pour lui, il voulut se précipiter sur lui l'épée à la main. Mais l'Ecuyer lui cria merci, et le chevalier lui dit: ou je t'occirai, où tu me diras où est le châtelain. L'Ecuyer lui dit qu'il était trespassé, et pour ce qu'il ne vouloit l'en croire et avait cet Ecuyer paour de mourir il lui montra l'escriniet pour l'en faire certain. Le sire de Fayel, ayant pris le coffret, congédia l'Ecuyer. Puis s'adressant à son cuisinier, il lui ordonna de mettre ce cœur en si bonne manière et de l'appareiller en telle confiture qu'on en pût bien manger. »

« Le Queux (cuisinier) le fit, et fit d'une autre viande toute pareille, et mit en bonne charpente en un plat et en fut la Dame servie au disners, et le seigneur mangeait d'une autre viande qui lui ressemblait; et ainsi mangea la Dame le cœur du chatelain, son ami. Quand elle ot mangié, le seigneur lui demanda: Dame, avez-vous mangé bonne viande ? et elle lui répondit qu'elle l'avait mangée bonne. Il lui dit : Pour cela vous l'ai-je fait appareillers, car c'est viande que vous avez moult aimée. La Dame qui jamais ne pensa que ce fut, n'en dit rien plus. Et le Seigneur lui dit de rechef: Sçavez-vous que vous avez mangé? Elle répondit que non. Et il lui dit adonc : Or sachiez que vous avez mangé le cœur du Chatelain de Coucy.

Quand elle ot ce, si fut en grande pensée pour la souvenance qu'elle eut de son ami; mais encore ne put-elle croire cette chose jusqu'à ce que le Seigneur lui bailla l'escriniet et les lettres. Et quand elle vit les choses qui étaient dans l'escrain, elle les connut; et si commença à lire les lettres. Quand elle connut son signe manuel et les enseignes, adonc commença fort à changer et avoir couleur ; et puis commença fortement à penser.

Quand elle ot pensé, elle dit à son Seigneur Il est vrai que cette viande ai-je moult aimée et crois qu'il soit mort, dont est dommage, comme du plus loyal Chevalier du monde. Vous m'avez fait manger son cœur; et est la dernière viande que je mangerai oncques; ne oncques je ne mangerai point de si noble ne de si gentil. Si n'est pas raison que après si gentil viande je en doye mettre autre dessus et vous jure par ma foi que jamais je n'en mangerai d'autre après celle-ci. La Dame leva du disners et s'en alla en sa chambre, faisant moult grand douleur, et plus avait de douleur qu'elle n'en montrait la chère. Et en celle douleur à grands regrets et complainte de la mort de son ami, fina sa vie et mourut.

De cette chose fut le Seigneur de Fayel courroucé; mais il n'y put mettre remède, ne homme, ne femme du monde. Cette chose fut sçue par tout le pays et en ot grande guerre le Seigneur de Fayel aux amis de sa femme; tant qu'il convint que la chose fut rappaisiée du Roi et des barons du pays.»


  • L'actuel château du Fayel

    L'actuel château du Fayel -

  • Château de Coucy

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