Au sixième siècle, du temps des rois mérovingiens, il y avait à Noyon un excellent prêtre, qui avait une grande réputation de sainteté. Ce bon prêtre, qui était l'évêque de la petite ville de Noyon, aimait tendrement tous ses paroissiens, et tous les dimanches et tous les jours de fête, il leur prêchait un bon sermon, et les exhortait à mener une vie vertueuse.
Le bon évêque Médard avait de bonnes paroles pour tout le monde, mais il aimait surtout les jeunes filles de son diocèse, et s'occupait à leur donner de bons conseils. "Car," disait-il, "ces jeunes filles se marieront bientôt. Si elles sont bonnes, elles choisiront de bons maris, elles élèveront bien les enfants que la Providence leur donnera, et les enfants qui ont des parents vertueux et sages sont généralement bons aussi."
Près de Noyon il y avait un petit village, le village de Salency. Dans ce village il y avait des paysans, qui menaient une vie simple et laborieuse, et comme le bon évêque Médard était né dans ce village, il le visitait bien souvent, et prenait un intérêt tout spécial aux habitants.
Pour encourager les jeunes filles à mener une vie laborieuse et vertueuse, il institua une fête annuelle à Salency et décréta qu'une couronne de roses et une somme de vingt-cinq livres serait donnée à la jeune fille qui recevrait le plus de suffrages parmi les gens du village.
Un beau jour le brave évêque annonça cette décision, et toutes les jeunes filles de Salency commencèrent à rivaliser de vertu et d'industrie. Elles voulaient mériter l'honneur de la couronne de roses, et recevoir les vingt-cinq livres que le bon évêque leur avait promis. La jeune fille qui les reçut fut appelée la Rosière.
La tradition rapporte que ce fut la sœur du brave évêque qui reçut la première couronne, de la main de son frère. Heureux de ce choix, le bon évêque fit faire le portrait de sa sœur, et le plaça dans l'église, et quand il mourut il légua une somme suffisante pour payer la récompense annuelle, et aussi pour donner une fête à la commune.
Cette fête annuelle était vraiment très belle, car toutes les jeunes filles, vêtues de blanc, allaient chercher la Rosière pour la conduire à l'église. Là tout le village était assemblé, et après une messe solennelle, la rosière était couronnée par le seigneur du village, en présence de toute l'assemblée.
Le prêtre remettait alors à la jeune fille le prix de la vertu, et tout le monde l'escortait sur la place publique, où l'on avait un banquet, et où l'on dansait gaiement au son des instruments des musiciens du village. Cette coutume, instituée au sixième siècle, continua d'année en année, et les familles de Salency suspendaient les portraits de leurs rosières dans leurs petites maisons. Là les mères les montraient fièrement à leurs filles, et disaient:
-"Regardez, mon enfant ! Voilà le portrait de votre bisaïeule, elle était rosière. Voici le portrait de votre grand'mère, sa fille, elle aussi a été rosière. Voici mon portrait, car moi aussi j'ai remporté le prix de la vertu, et les vingt-cinq louis ont composé toute ma dot. Maintenant, ma fille, il y a eu une rosière dans la famille dans chaque génération, et je compte sur vous pour remporter le prix à votre tour, et pour maintenir la réputation de la famille par votre industrie et par votre bonne conduite!"
Naturellement, une jeune fille ainsi exhortée faisait tout son possible pour mériter la couronne de roses, et on disait qu'il n'y avait pas en France de plus vertueuses filles que celles de Salency, car elles rivalisaient de vertu pour mériter la couronne de roses.
En 1642, quand Louis le Bien Aimé était encore roi de France, à la fin de son règne orageux, un cavalier, suivi d'un seul domestique, allait lentement vers Salency. C'était au commencement du mois de Juin, quelques jours seulement avant la célébration de la fête communale, et le soleil était bien chaud. La route était longue et poudreuse, et le cavalier paraissait souffrir de la chaleur. Tout à coup il arrêta son cheval, mit pied à terre, remit la bride de son coursier à son domestique, et le quitta en disant :
-"Attendez-moi là! Je vois une chaumière, là-bas sous les arbres, et je y vais demander aux braves gens qui demeurent de me donner quelque chose à boire ! "
Le domestique s'inclina respectueusement, conduisit les deux chevaux à l'ombre, et attendit patiemment pendant que le cavalier disparaissait sous les arbres, dans la direction de la pauvre petite chaumière.
Arrivé à la porte, le cavalier levait déjà la main pour frapper, quand il remarqua que la porte était entr'ouverte. Poussé par la curiosité, il regarda dans la petite chambre, et vit un bien joli groupe. Il y avait d'abord une vieille femme, assise sur un banc, au milieu de la chambre. Agenouillée devant elle, il y avait une jeune paysanne, d'une beauté remarquable, qui tenait quelque chose de précieux dans les bras, car elle regardait cette chose avec admiration. Cette admiration était aussi partagée par la vieille femme, et par trois petits enfants, groupés autour de la jeune fille.
Les enfants faisaient tant de bruit que le cavalier n'entendit qu'une seule exclamation de la jeune fille agenouillée, qui disait: "Ah voici un papier, une lettre!"
Le cavalier curieux écouta encore plus attentivement, et il fut très content quand la vieille grand'mère fit asseoir tous les enfants sur le banc à côté d'elle, et leur commanda le silence. Alors le cavalier vit que la jeune fille était agenouillée devant un panier, dans lequel reposait un beau bébé, entouré de dentelles, et qu'elle tenait à la main non seulement une lettre, mais un collier de diamants, une bourse d'or, et un petit médaillon.
Au même moment la jeune fille commença à lire, d'une voix agitée, la lettre suivante, et le cavalier écouta de toutes ses oreilles.
"Braves gens. Nous sommes des parents nobles, mais bien malheureux. Nous vous confions notre enfant unique, notre plus précieux trésor. Nous sommes en route pour l'Angleterre, pour aider notre bon et malheureux roi Charles à regagner sa couronne. Comme nous sommes nobles, nos têtes sont à prix. Nous craignons pour la vie de notre enfant. Nous savons que nos ennemis sont sur nos traces, et nous confions cet enfant chéri et notre vie en vos mains. Ne révélez à personne l'existence de ce bébé, cachez-le pendant trois jours, jusqu'à ce que le danger soit passé, et Dieu vous bénira. Dans le panier vous trouverez les habits de l'enfant, un collier de diamants, une bourse d'or, et un médaillon sur lequel sont peints les portraits de ses parents. Gardez ce médaillon avec soin, il nous aidera à reconnaître notre enfant si Dieu nous permet de revenir en France."
La jeune fille ayant fini la lecture de cette lettre, regarda la vieille femme avec attendrissement et dit: "Ah, mère Michel, quel dommage que ces pauvres gens soient si malheureux! Quel dommage qu'ils aient été obligés de quitter ce joli enfant qu'ils aiment tant! Regardez, voilà leurs portraits, qu'ils sont beaux, tous deux!"
La vieille admira aussi le médaillon, et alors elle commença à discuter comment elles pourraient disposer de l'enfant.
"Ah, Catherine," dit-elle, "il est impossible que je garde ce bébé; mon mari arrivera ce soir et il voudra tout savoir. Quand il verra cet or, il le prendra, il ira au cabaret, il boira, et il racontera toute l'histoire. Prenez le bébé chez vous."
"Oh!" répondit Catherine, "je voudrais bien, mais, hélas, mère Michel, vous savez bien que ma mère et mon fiancé Sylvain aiment beaucoup causer. Si je porte l'enfant chez nous, je serai obligée de leur dire où je l'ai trouvé. S'ils savent le secret, ils le raconteront à tout le village, et ce petit bébé et ses pauvres parents seront alors en danger. Non! il m'est impossible de le porter chez moi, le pauvre petit!
Alors, après beaucoup d'hésitation, la jeune fille dit : "Mère Michel, l'enfant serait en sûreté chez votre fille Jacqueline. Son mari est absent, elle demeure toute seule dans la petite maison de l'autre côté de la forêt, et elle a un bébé de cet âge. Donnez-le à votre fille."
"Oui," dit la vieille femme, "mais il faut que vous portiez le bébé à Jacqueline, car je suis trop âgée pour aller si loin. Tenez! le bébé est endormi. Donnezm-oi l'or, les diamants, et les vêtements de dentelles, qui trahiraient le secret. Enveloppez le bébé dans ces langes qui ont servi au petit Jean, mettez-le dans le panier, attachez ce linge autour du panier, et alors si vous rencontrez quelqu'un, on pensera que vous portez seulement un paquet de linge!"
"Très-bien," dit la jeune fille, "j'irai. Mais j'ai peur de traverser la forêt seule, car on dit qu'il y a des voleurs partout. Mais enfin le pauvre enfant est en danger, il faut donc le sauver à tout prix!"
Catherine arrangea le bébé comme la vieille avait dit. La vieille prit les diamants et l'or, mais elle ne remarqua pas que les enfants, en jouant, avaient suspendu le médaillon autour du cou de Catherine, qui ne l'avait pas remarqué non plus.
"Adieu, mère Michel," dit Catherine, "priez afin que j'arrive sans accident chez Jacqueline, avec ce pauvre bébé, et faites comprendre aux enfants qu'ils ne doivent rien dire de ce qu'ils ont vu et entendu !"
En disant ces mots la jeune fille prit le panier et se prépara à partir. Le cavalier, qui avait entièrement oublié sa soif, et qui avait tout entendu, s'était retiré de la porte quand Catherine avait dit qu'elle avait peur des voleurs dans la forêt, et dit tout bas :
"Quelle bonne fille! Je la suivrai et je la protégerai !”
Catherine sortit de la maison, traversa la route, et entra dans la forêt. Elle marchait rapidement et ne remarqua pas que l'étranger la suivait. Elle arriva heureusement chez Jacqueline, elle lui donna l'enfant, et lui promit cinq francs si elle le gardait cinq jours sans dire à personne qu'elle avait un enfant en nourrice.
La pauvre Jacqueline, qui n'était pas curieuse, promit de bien garder l'enfant et Catherine partit pour traverser la forêt une seconde fois. Elle avait peur, car la nuit commençait à tomber, mais elle était si heureuse d'avoir trouvé un asile pour le pauvre bébé, qu'elle tomba à genoux devant la croix à l'entrée de la forêt et remercia la Sainte Vierge de tout son cœur.
Pendant qu'elle était agenouillée là, deux soldats ivres arrivèrent. Quand ils virent cette jolie jeune fille, toute seule à l'entrée de la forêt, ils voulurent l'embrasser. La pauvre Catherine, effrayée, jeta un grand cri. Au même instant le cavalier sortit de la forêt, et s'approcha d'elle. D'un geste impérieux il renvoya les soldats ivres, qui le regardèrent avec terreur, et alors il ôta son grand chapeau de feutre, s'inclina respecteusement devant Catherine, et dit:
"Mon enfant, si vous voulez traverser la forêt, permettez-moi de vous accompagner. Je vous donne ma parole d'honneur qu'il ne vous arrivera aucun mal.”
Catherine regarda l'étranger, et quand elle rencontra son regard franc et ouvert, elle accepta son offre, car elle avait peur d'être poursuivie par les soldats. La jeune fille et le cavalier traversèrent donc la forêt ensemble.
En route le cavalier interrogea la jeune fille, qui répondit franchement et avec une confiance naïve à toutes ses questions.
-"Où demeurez-vous, ma bonne enfant?"
-"A Salency, monsieur."
-"Quel est votre nom?"
-"Catherine Gaillot, à votre service, monsieur."
-"Vos parents ont-ils des moyens?"
-“Oh, oui, monsieur. Mon père est le plus riche paysan de Salency, il a même promis de me donner une vache et un arpent de terre quand je me marierai.”
-"Alors vous êtes fiancée?"
"Oui, monsieur !"
-"Est-ce que vous aimez bien ce fiancé?"
-“Oh, oui, monsieur, j'aime Sylvain de tout mon cœur!"
-"A la bonne heure, voilà une bonne dot! L'amour est la meilleure dot pour un heureux mariage! Quand est-ce que ce mariage aura lieu?" continua le cavalier avec grand intérêt.
-"Après la fête patronale, monsieur, car on m'a choisie comme rosière ! ”
-"Voilà un bon choix!" dit l'étranger d'un ton approbateur. "Vous êtes contente, n'est-ce pas?"
-“Oh, oui, monsieur. Je n'ai qu'un seul regret, c'est que Huchette, mon amie, ne soit pas rosière aussi. Nous étions trois, Juliette, Huchette, et moi, mais c'est moi qu'on a choisie."
-"Eh bien, ne regrettez-vous pas le désappointement de Juliette aussi?"
-“Oh, non, monsieur, pas beaucoup," dit la jeune fille, en rougissant.
L'étranger commença à rire, et dit:
-"Je vois que vous n'aimez pas Juliette! Mais dites-moi, qui sera votre parrain à la fête patronale?"
-"Ce sera le bailli, je suppose," dit la jeune fille d'un ton de regret, "car le seigneur de Salency est absent!" Pourquoi ne choisissez-vous pas quelqu'un d'autre, si vous n'aimez pas le bailli?" dit le cavalier. Le comte de Salency est un de mes bons amis ; si vous voulez m'accepter comme parrain à sa place, je serai heureux de vous servir."
-"Oh, merci, monsieur," dit Catherine, et elle rougit de joie à la pensée que ce cavalier distingué serait là pour la couronner, au lieu du vieux bailli, qui faisait toujours des discours ridicules.
En causant ainsi, l'étranger apprit bientôt toute l'histoire de la jeune fille, et quand il arriva au bout de la forêt, il lui toucha amicalement la main, et lui dit adieu en promettant d'être à l'église pour lui servir de parrain le lundi suivant.
Il l'avait à peine quittée que le bailli et Juliette, qui étaient cachés derrière un arbre, arrivèrent et dirent: "Ho, ho, Catherine! vous qui prétendez être si vertueuse, que faites-vous ici si tard? Et qui est ce beau monsieur qui vous a dit adieu si amicalement?"
Catherine, confuse, ne répondit pas mot.
Alors Juliette continua malicieusement:
-"Pourquoi ne parlez-vous pas? Qui était ce beau monsieur?"
Catherine, qui ne voulait rien dire de crainte de révéler le secret de l'enfant qu'elle avait trouvé, chercha à s'échapper des mains de Juliette. Un brusque mouvement révéla le médaillon. Juliette le montra aussitôt au bailli en disant :
-"Voyez, monsieur le bailli, cette fille, qui est si vertueuse, et qui a été choisie comme modèle pour toutes les jeunes filles de Salency, se promène le soir avec un monsieur étranger, et reçoit même des bijoux de lui. Voyez, elle porte le portrait de ce galant auquel elle a donné un rendez-vous dans la forêt !"
Le bailli commença alors à interroger la pauvre Catherine, mais elle resta muette, et quand ils la quittèrent enfin elle retourna tristement à la maison, où sa mère et son fiancé lui demandèrent aussi où elle avait été.
Le lendemain, tout le monde dans le village parlait de Catherine et du beau monsieur avec qui on l'avait vue sortir de la forêt, et dont elle portait le portrait, car Juliette avait malicieusement répandu cette calomnie. Sylvain, le fiancé de Catherine, entendit ceci. Il courut chez Catherine et recommença à la questionner, mais comme elle ne voulait répondre à aucune de ses questions, il refusa de la croire quand elle lui dit qu'elle n'aimait personne que lui, et qu'elle n'avait rien fait de mal, et il lui rendit sa promesse !
Quand les habitants de Salency apprirent que le mariage avait été rompu, ils déclarèrent tous que Catherine ne méritait évidemment pas le prix de la vertu, et ils refusèrent de lui donner la couronne de rosière, à moins qu'elle ne donnât une explication complète de son étrange conduite.
La pauvre Catherine, qui préférait sacrifier son propre bonheur plutôt que de trahir le secret qui lui avait été confié, refusa cette explication, et le conseil du village, s'étant assemblé, décréta que la couronne de rosière serait donnée à Juliette.
Le jour de la fête de St. Médard arriva. Catherine alla tristement à l'église prendre une humble place parmi l'assistance, au lieu de prendre la place d'honneur. La messe commença et finit. Au moment où la cérémonie du couronnement de la rosière allait avoir lieu, les portes de l'église s'ouvrirent toutes grandes et un officier entra en criant: "Faites place pour sa Majesté le roi! "
Bien entendu toutes les têtes se tournèrent, et Catherine pâlit en voyant que le roi était le cavalier qui l'avait accompagnée à travers la forêt, et qui avait promis d'être son parrain.
Le roi s'avança, prit sa place au pied de l'autel, fit signe au prêtre de ne pas continuer la cérémonie, et s'adressant au peuple assemblé il dit:
"Mes chers sujets, vous m'appelez Louis le Bien-Aimé et Louis le Juste. J'aime la justice, en effet, et c'est pour empêcher une grande injustice que je suis venu ici aujourd'hui. Je sais que vous aviez choisi Catherine Gaillot comme rosière. J'ai entendu toutes les calomnies que cette méchante fille" - il montra Juliette du doigt," a répandues. Catherine a généreusement refusé de parler. L'explication qu'elle a refusé de vous donner, je vous la donnerai. C'est moi qui l'ai accompagnée dans le bois. C'est moi qui lui ai dit adieu. Cette brave fille avait traversé la forêt toute seule par charité ! "
A ces mots Catherine pâlit encore plus, car elle craignait pour la vie de l'enfant qui lui avait été confié. Le roi s'aperçut de sa paleur et dit:
-"Mon enfant, ne craignez rien. Les parents de l'enfant sont en sûreté. Quant à l'enfant, lui-même, je le prends sous ma protection. Avancez, mon enfant, avancez, vous méritez le prix de la vertu!"
Alors le roi prit Catherine par la main, il la conduisit à l'autel, la couronna de roses, lui donna le prix, et il lui donna aussi le beau ruban bleu qu'il portait en écharpe et une bague d'argent.
La cérémonie finie, il conduisit Catherine au banquet, la plaça à côté de lui, et raconta à tout le monde l'histoire de la généreuse conduite de la jeune fille.
Tous les habitants de Salency demandèrent pardon à Catherine, qui leur accorda ce pardon de bon cœur. Elle pardonna même à Juliette, et à Sylvain, et peu de temps après, son mariage eut lieu. Elle fut bien heureuse, car Sylvain était un brave homme et il avait appris que sa Catherine était la meilleure des femmes, et qu'il avait eu bien tort d'être si jaloux.
Le roi ordonna qu'on donnât un ruban bleu et une bague d'argent à la rosière en souvenir de Catherine, et cet ordre fut toujours religieusement observé.