La légende de Giles le Hideux [Cambrai, Marcoing (Nord),Quiévrain (Région Wallone / Belgique)]

Publié le 14 mai 2023 Thématiques: Assassinat , Brigand , Château , Chevalier , Condamnation , Confession , Enfer , Fantôme , Impiété , Joute , Jugement , Jugement de Dieu , Mort , Noblesse , Punition , Revenant ,

Chevalier aux cheveux roux
Chevalier aux cheveux roux. Source Midjourney
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Source: Berthoud, Samuel Henry / Légendes et traditions surnaturelles des Flandres (1862) (10 minutes)
Lieu: château de Marcoing (disparu) / Marcoing / Nord / France
Lieu: Château de Quiévrain (disparu) / Quiévrain / Région Wallone / Belgique
Lieu: Cathédrale Notre-Dame-de-Grâce / Cambrai / Nord / France

Depuis longtemps l'office du soir était fini dans l'église cathédrale de Cambrai. Aux chants religieux, au bourdonnement confus du départ de la multitude, succédait un silence profond. Seulement, de loin à loin, les pas d'un fidèle qui sortait du confessionnal froissaient en sifflant le pavé de marbre de la nef, et s'en allaient mourir peu à peu sous les profondes arcades du vaste édifice. Le calme mort du temple chrétien empruntait en outre quelque chose de lugubre à la grande obscurité qui régnait parmi ses voûtes en ogives et ses colonnes pesantes, grosses et basses. On voyait à peine reluire sur les pieds. d'or de quelque statuette de bienheureux la flamme rouge d'une lampe à demi éteinte, ou bien se dessiner sur les dalles, en angle jaune et indécis, le reflet vacillant d'une lanterne qu'un vieux sacristain promenait de chapelle en chapelle.

C'était la veille de la Pentecôte, et l'on avait laissé plus tard que de coutume l'église ouverte aux fidèles, afin qu'ils pussent s'approcher du sacrement de pénitence; mais de nombreuses patrouilles circulaient autour de son enceinte, et un poste de gens d'armes, la lance au poing, en gardait le portail. De telles précautions devenaient nécessaires pour empêcher les bourgeois, toujours prêts à se révolter contre l'évêque, de s'emparer par surprise du château épiscopal.

Le dernier pénitent venait enfin de sortir ce n'était rien moins que la respectable épouse du trésorier de la ville, de messire Eustache Pansèron. Elle avait murmuré longuement à l'oreille du bon évêque de Cambrai, monseigneur Guy d'Auvergne, une kyrielle de péchés dont les plus gros consistaient sans doute en quelque bonne médisance dont la digne trésorière ne se faisait point faute. Dûment semoncée et absoute, elle se retirait contrite d'un repentir qui ne prévaudrait sans doute pas longtemps contre l'habitude.

Délivré enfin de sa rude besogne, le prélat se préparait à regagner son palais, et déjà il récitait une dernière oraison, lorsque s'approcha brusquement du confessionnal un homme de haute stature, et que Guy d'Auvergne n'avait point aperçu jusqu'alors, parce qu'il se tenait adossé contre une colonne et enveloppé d'un grand manteau.

-Brave gars, lui dit le prélat en s'essuyant le front tout couvert de sueur, brave gars, nous sommes par trop fatigué pour vous ouïr aujourd'hui en confession : revenez demain, à l'aube.

L'étranger répliqua d'une voix forte et véhémente:
-Je ne puis retarder d'un moment. Si je meurs sans confession, je serai damné... Que ma damnation retombe sur vous!

-Une vague terreur s'empara de l'homme de Dieu; mais il se réconforta par une prière mentale, et, se rasseyant avec résignation dans le confessionnal, il fit signe à l'inconnu de commencer.

« Je suis Giles de Marcoing, Giles le Hideux, murmura l'inconnu sans se mettre à genoux. Ma mère est morte le jour de ma naissance; mon père m'a donné, trois mois après, une impitoyable marâtre : jamais donc personne n'a aimé Giles le Hideux, car son aspect rebutant faisait détourner la tête à ceux que ses misères auraient pu apitoyer.

« Mes frères étaient beaux, ils étaient les enfants d'un second lit, et partant mon père n'a eu de la tendresse que pour eux et que de l'aversion pour moi, chétif et difforme. Délaissé par lui, maltraité par sa femme, outragé par ses enfants, tourné en dérision par les propres valets de ma famille, voilà comment j'ai vécu jusqu'à vingt ans, desséché d'angoisses et de désespoir, altéré, brûlé de la soif de vengeance.

« Enfin mon père trépassa. Sans miséricorde, je jetai moi-même hors de mon domaine sa veuve et ses enfants. Après cela, je fis durement expier à tous ceux qui devenaient mes vassaux leurs cruelles dérisions d'autrefois : mes gibets se couvrirent de cadavres. Mes extorsions amenèrent le besoin et les larmes dans mes huit villages, Marcoing, Villers-Plouich, Paluisel, Pronville, Brebières, Flesquières, Mésengarbe et Rouveroy. Combien j'ai fait pleurer de ces jeunes filles qui se raillaient jadis de ma chevelure rousse, de mes yeux hagards, de mes dents aiguës! Plusieurs en sont mortes. Eh bien, je n'ai pu faire changer mon insupportable surnom. Je croyais qu'ils m'auraient appelé, comme Simon de Cagnicourt: l'Impitoyable, le Maudit. Non! toujours le Hideux; toujours, toujours Giles le Hideux.

« Un jour, un héraut d'armes m'annonça qu'un tournoi devait avoir lieu à quelques jours de là aux environs de Cambrai le jeune neveu de l'évêque Pierre de Mirepoix, Hugues de Levis, fils unique du maréchal de la Foi, rassemblait cinq cents chevaliers pour rompre des lances en l'honneur des dames.

« A cette nouvelle, mille pensées riantes, douces et inconnues rafraîchirent mon sang. J'irai! m'écriai-je; oui, j'irai! Mon armure sera magnifique, et je tiendrai constamment ma visière baissée. Oh! si je pouvais faire des prouesses! si je pouvais entendre de toutes parts former des vœux pour le chevalier inconnu! si je pouvais apercevoir de jeunes femmes me souriant! si je pouvais entendre deviser de moi avec bienveillance!

« Si je reste vainqueur du tournoi, je ne dirai pas que je suis Giles de Marcoing; je disparaîtrai quand les hérauts viendront proclamer le vainqueur : on m'appellera, on me cherchera en vain; et, quand je reparaîtrai en d'autres tournois, on s'écriera : « Voici le preux inconnu! « voici le chevalier qui fuit les triomphes comme un autre « les recherche! » Peut-être quelque dame de rare beauté et de haut lignage, déçue par l'attrait du mystère qui m'environnera, prendra-t-elle à moi un intérêt vague et tendre; peut-être son cœur battra-t-il d'émotion quand je rencontrerai mon adversaire, et que les tourbillons de poussière ne laisseront point voir lequel des deux tombera dans l'arène.

« Il vint le jour du tournoi, il vint, et douze chevaliers tombèrent désarçonnés par moi. Messire le Borgne de Mauny, ce rude jouteur qui venait de maltraiter si fort le jeune de Levis que ce dernier en mourut; oui, messire le Borgne de Mauny me trouva inébranlable sur mes étriers, et ma lance le renversa jusque sur la croupe de son palefroi.

«Jamais je n'avais asséné un coup si rude. Oh! c'est que je voyais s'échapper de son casque des boucles de beaux cheveux noirs, c'est qu'on avait battu des mains lorsque, à son entrée dans l'arène, il avait levė sa visière et montré des traits doux, purs et charmants.

« On me proclama le mieux faisant de la journée.

« Les clameurs des hérauts, les cris de joie, l'enthousiasme de tout un peuple, les dames qui me saluaient en agitant leurs écharpes et m'applaudissaient de leurs mains délicates, les preux qui m'environnaient, m'accolaient, me serraient la main, tout cela m'étourdit, me troubla, m'enivra. Je ne savais plus ce que je faisais... mille sensations différentes gonflaient na poitrine, et m'ôtaient l'usage de ma raison... Je me laissai entrainer aux pieds de la reine de la fête, de Mahaut d'Apremont, la fiancée de sir Georges de Quiévraing. On leva ma visière... Mahaut tomba sans connaissance à mon hideux aspect, et il s'éleva de toutes parts un cri d'horreur et de dégoût, puis d'exécrables éclats de rire.

« Dans un désespoir inexprimable, je m'élançai sur mon destrier, et vins me cacher en ma châtellenie de Marcoing.

« Le croirez-vous? L'image de cette femme pâle, défaillante à la vue de mes traits hideux, l'image de cette femme ne rouvrant les yeux que pour les détourner avec terreur, oui, cette image ne quitta plus mon imagination : elle m'enivrait d'une volupté cruelle, d'une extase bizarre, mélange de désespoir et d'amour; un feu âpre me consumait; je rugissais en proie à des désirs insensés et à des transports de rage; je pleurais, je priais Dieu, je blasphémais... Oh! quelles souffrances étaient les miennes!

« La voir, la voir encore une fois et mourir!... Cette idée ne me quittait pas. Le jour des épousailles, je pris les habits d'un varlet, et je mis un poignard dans ma ceinture. La figure couverte de mon manteau, et après avoir rôdé longtemps autour du château de Quiévraing, je parvins, à la nuit tombante, à pénétrer jusque dans la chambre nuptiale: le désordre de la fête me servit à cela. Je me cachai sous de grandes tentures de brocart. Quand les convives amèneront les époux, me disais-je, je sortirai facilement sans que l'on me reconnaisse. Je l'aurai vue une dernière fois, et je mourrai moins malheureux.

« Mais un pouvoir magique m'enchaînait à la place où je me tenais caché... Ils restèrent seuls... Je m'élançai furieux... Après cela, je ne sais plus ce qui s'est passé. Il me souvient seulement d'avoir frappé deux coups de mon poignard, et de m'être retrouvé le lendemain dans mon domaine de Marcoing.

« Ce qui m'était advenu la veille me semblait un rêve malfaisant; je ne pouvais y croire. Une sommation de comparaître devant l'évêque, mon suzerain, ne m'apprit que trop la réalité de mon crime: Godefroi d'Apremont m'accusait devant monseigneur de Mirepoix d'avoir méchamment et traîtreusement occis son beau-frère, le sire de Quiévraing, et sa propre sœur, Mahaut d'Apremont.

« Mon premier mouvement fut de refuser d'obéir à la sommation de l'évêque; mais, en horreur à tous mes vassaux, lequel d'entre eux aurait voulu me défendre, quand bien même une bulle n'eût pas frappé d'excommunication quiconque opposait de la résistance aux ordres de l'évêque? Je suivis donc avec une apparente docilité le prévôt du prélat et ses nombreux hommes d'armes.

« Des paroles humaines ne sauraient exprimer ce que je pâtis chemin faisant.

« Le sort inévitable qui m'attendait me tenait tout pantelant d'horreur et de désespoir. Mon front rasé, mon écu brisé et couvert de fange, des hérauts qui me proclamaient félon, ma tête coupée par le bourreau, mon cadavre au gibet!... Les cheveux me dressent encore sur la tête rien que d'y penser.

«Et puis nulle compassion, nulle pitié. Qui s'écrierait miséricorde? Qui dirait seulement: Pauvre jeune homme! en voyant conduire à l'échafaud Giles de Marcoing, le meurtrier, le hideux? Sans doute on s'apitoierait sur la triste fin d'un jeune sire à la belle figure, aux longs cheveux noirs, eût-il, ainsi que je l'avais fait, occis par rage jalouse et rival et maîtresse; mais Giles le Hideux!... A l'échafaud! à l'échafaud! à l'échafaud! le monstre! c'est bien fait!... Voilà, oui, voilà comme on s'apitoiera sur mon sort!

« Vous savez le reste. Je comparus devant l'évêque. L'accusation du sire d'Apremont ne reposait que sur des indices vagues; on allait me renvoyer absous, et déjà je faisais vœu à Notre-Dame, s'il en advenait ainsi, de donner à la sainte Église tous mes domaines et de me retirer en quelque couvent austère, où je passerais le reste de ma vie en dure pénitence. Hélas! elle aussi détourna la tête pour ne point m'écouter, et peut-être le fit-elle en horreur de ma laide figure et de ma voix rauque et mal sonnante. ༥ Je réclame le jugement de Dieu? s'écria le sire d'Apremont.

Je vous l'octroie, répondit l'évêque après avoir consulté les pairs du Cambrésis.

« Et on désigna le jour du combat à une semaine de là.

« Si vous saviez ce que c'est que de se rendre en champ clos, quand on n'ose invoquer ni la sainte Vierge, ni son bon ange, ni son patron, quand on va combattre pour une mauvaise cause!... Afin de ne pas devenir fauteur d'un nouveau crime, j'avais pris dessein de me laisser frapper par d'Apremont, sans l'assaillir de ma hache d'armes, sans opposer mon écu au tranchant de la sienne. J'aurais laissé choir l'un et l'autre, comme par malheur fortuit et par défaveur du sort. Occis d'un seul coup, j'aurais évité les angoisses d'une mort douloureuse et l'avanie d'entendre mon crime proclamé à haute voix. Peut-être aussi, me disais-je, Notre-Seigneur Jésus-Christ prendra-t-il en miséricorde et pour la rémission de mes péchés cette mort volontaire et expiatoire.

«Mais, quand je m'avançai dans l'arène pour faire serment sur l'Évangile que je ne portais ni armes enchantées, ni talisman, il fallut hausser ma visière. Ma figure produisit son effet ordinaire, et de toutes parts on cria, avec force brocards et dictons: Haro! haro à Giles le Hideux!..... Une rage que je ne saurais dire troubla ma raison; elle changea mes bonnes pensées en soif de sang. Les hérauts avaient à peine crié : Détalez ! que le sire d'Apremont rendait l'âme, la tête brisée d'un coup de hache.

« Je me sentis alors frissonner d'une joie d'enfer et d'un délire d'hérétique.

« J'ai triomphé, et j'étais le coupable; le bourreau suspend au gibet le cadavre de l'innocent. Il n'y a point de Dieu, il n'y a point d'enfer! me disais-je. Et je riais, et je gagnais mon domaine sans remercier Dieu de ma victoire et répétant Il n'y a pas d'enfer, car il n'y a point de Dieu; je ne serai donc point damné.

« Pendant quinze ans, je ne mis pas une seule fois le pied dans une église, n'observant ni vigiles, ni carême, maugréant à cœur joie, me riant des serments sur reliques et me livrant à toutes sortes de mauvaises actions; car je me disais, au souvenir du jugement de Dieu de Cambrai Il n'y a point de Dieu ni d'enfer !

« Hélas! je n'ai que trop appris, depuis un mois, combien étaient insensés de pareils blasphèmes.

« Trois fantômes ne me quittent ni jour ni nuit.

« Ils se tiennent par la main; ils tournent autour de moi sans jamais s'arrêter.

« L'un a la tête sanglante, les deux autres une large blessure à la poitrine. Ils rient aux éclats; ils échangent entre eux des regards moqueurs qu'ils reportent ensuite sur moi, et puis ils s'écrient en recommençant leur exécrable danse :
« Ah! il ne sera pas damné! ah! ah! il ne sera pas damné !

« Ils m'ont quitté pour la première fois depuis ce temps, lorsque je suis entré dans l'église. Faites, monseigneur, oh! faites que je ne retombe plus en leur pouvoir. Je vous promets de donner tous mes biens à l'Église; je vous promets d'aller, pieds nus, en terre sainte, s'il le faut; mais que je ne retombe plus en leur pouvoir, oh! non! »>

L'évêque Guy d'Auvergne n'osa point donner l'absolution à un aussi grand pécheur. Il l'engagea cependant å ne point désespérer de la miséricorde divine, et lui enjoignit de revenir à deux jours de là, afin qu'il pût réfléchir mûrement quels remèdes il fallait apporter à une âme dont le salut paraissait si désespéré.

Mais Giles le Hideux ne reparut plus jamais à l'église de Notre-Dame ni au châtel de Marcoing.

Il fut détroussé et occis par des larrons, comme il s'en retournait en son domaine.

Des paysans trouvèrent le lendemain son cadavre gisant, navré de deux coups de poignard et la tête brisée par le fer d'une hache d'armes.

Le jour commençait à poindre lors de cette rencontre, et les bonnes gens crurent voir disparaître trois fantômes et ouïr des voix qui répétaient avec ironie:
Ah! il n'y a pas d'enfer ! Ah! tu ne seras pas damné!


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