La cloche du couvre-feu finissait de tinter; il faisait une nuit des plus obscures. Sans les torches allumées devant la maison des piliers, on n'aurait pu voir les colonnes basses et les arceaux gothiques de ce palais du prince Philippe de Valois, quoiqu'il fût bâti en lieu apparent, sur la partie la plus haute de la grève, étendue sablonneuse qui descendait en pente rapide jusqu'au lit de la Seine.
Un jeune homme sortit de l'une des maisons attenantes au palais. Rejetant sur l'épaule droite un pan de son manteau, pour pouvoir sans doute au besoin se servir librement du bâton ferré qu'il tenait à la main, il se mit à marcher rapidement. Après avoir longé le rivage, il passa vis-à-vis le couvent des Nonnains de la rue d'Hières, et parcourut dans toute sa longueur le quai des Ormes, dont la rue du Paon blanc et celle de Frosgier-l'Anier formaient les deux limites.
Là, il ralentit enfin la rapidité de sa course, et, tout haletant, frappa de ses mains l'une contre l'autre, à deux reprises différentes.
La porte d'un logis qui se trouvait en face s'ouvrit avec précaution, et il en sortit une jeune femme enveloppée d'une longue mantille: elle s'avança vers le jeune homme et lui tendit une main tremblante.
Henryot, dit-elle d'une voix altérée et après un long silence, mon Henryot, ce rendez-vous est le dernier: il vous faut demain partir à tout jamais pour un autre pays... car notre amour n'est plus innocent et pur comme au temps de notre enfance; il est devenu..... Sainte Vierge, prenez-moi en pitié!..... Il est devenu adultère !
Le jeune homme proféra un gémissement inarticulé.
-Las! oui, mon doux Henryot, il faut nous quitter pour la vie.... il faut que dorénavant vous détourniez de votre esprit le souvenir de Marguerite, comme on rejette une mauvaise pensée de l'esprit malin... Adieu donc... Adieu! Henryot!
Jusque-là il était demeuré comme anéanti par le désespoir; quand il la vit faire un pas pour s'éloigner, il se leva brusquement et ressaisit la main qui venait de quitter la sienne.
-Non! s'écria-t-il, non, tu m'appartiens! c'est de moi que tu es la femme! Au temps de mon enfance, tandis que nous dormions dans le même berceau, nos parents ne devisaient-ils pas doucement du projet de notre mariage? Ne souriaient-ils pas, en hochant la tête, quand je ne laissais toucher mes jouets que par la main de ma petite Marguerite? Lorsque je me départis en Flandre afin de gagner des écus d'or à peindre des missels, ne fut-il pas convenu que dans quatre ans, à mon retour, on célébrerait nos épousailles? N'ai-je pas senti, en te donnant le baiser du départ, tes joues se mouiller de grosses larmes, ta main étreindre convulsivement ma main?... Et quand tu m'as revu... naguère... Oh! ils ont été foi-mentie à leur promesse ! Ils t'ont forcée, pauvrette et sans défense, à te courber sous leur pouvoir paternel, à te marier, en pleurant, à un soudart grossier... Sainte Vierge! Le serment qui t'unit à lui est-il plus saint que le serment qui t'unit à moi?... Oui, tu m'appartiens! Viens donc ! viens donc! Viens! fuyons!... Nous trouverons en Hainaut un asile où l'on ne saurait nous inquiéter.
Marguerite pleurait avec amertume et ne lui répondit pas.
Viens... partons! ajouta-t-il avec impétuosité.
Elle releva sa tête que cachaient ses deux mains, et, croisant les bras sur sa poitrine:
-Henryot, dit-elle, est-ce bien vous qui me tenez de tels discours? Vous qui me disiez, en des temps, hélas! plus heureux : « Amour vrai n'est que vertu pure et sainte; hors le devoir, point d'amour...» Henryot, si j'écoutais vos prières insensées, combien de temps s'écoulerait-il encore avant que vous ne me regardiez avec mépris, avant que ma présence ne devienne pour vous un lourd fardeau, un remords, un châtiment de votre faute ?... Non, mon ami, il faut nous quitter...... pour toujours... Adieu! adieu! adieu!
Elle s'éloigna rapidement ; et lui, d'un œil hébété, il la regarda s'éloigner sans proférer un seul not, sans faire un seul mouvement pour la retenir.
Il se tenait encore là, immobile et la mort dans le cœur, quand un cri de détresse le tira de cette affreuse torpeur. Par un instinct machinal de défense, il se leva et porta la main à son bâton ferré. Les cris devinrent plus distincts, et il aperçut, au clair de lune, un homme qui se défendait contre deux autres. Henryot courut au secours de celui qu'on attaquait si lâchement; mais, quand il arriva, l'un des assassins était gisant à terre, et l'autre prit la fuite à l'aspect du nouvel assaillant.
Que saint George vous soit en aide! dit l'inconnu avec un accent anglais fortement prononcé. Sans vous c'en était fait de moi; mais hâtons-nous de nous éloigner! Je crains que le fuyard n'aille chercher du renfort pour me faire un mauvais parti qui pourrait bien retomber sur vous. Achevez votre bonne œuvre en me laissant m'appuyer sur votre bras jusqu'à mon logis, peu éloigné d'ici. Le sang que je perds m'affaiblit au point de m'empêcher de me soutenir... Mais que cherchez-vous là, près de ce cadavre?
C'est ma toque tombée...
De par Dieu ! déguerpissons vitement et sans retard! Voici là-bas plusieurs personnes, et nous pourrions bien nous mal trouver de leur venue... Venez donc! Je vous donnerai mille toques en échange de celle-là.
Et, s'appuyant sur le bras d'Henryot, tous les deux s'éloignèrent.
Après quelques instants de marche, Henryot et l'étranger arrivèrent devant une porte que ce dernier ouvrit avec précaution, et qu'il ferma avec non moins de soin. Ils traversèrent après cela une petite cour et plusieurs grands appartements où régnait une obscurité complète. Ils arrivèrent enfin dans une chambre richement tendue de tapisseries, et sous la haute cheminée de laquelle se tenait une dame dont la physionomie et le maintien semblaient pleins de noblesse et de mélancolie.
A la vue de l'étranger pâle, faible et tout couvert de sang, elle jeta un grand cri, courut à lui dans un trouble extrême avec des témoignages de tendresse et de désespoir.
Ce n'est rien, Isabelle: ma blessure n'est point dangereuse, dit en anglais le compagnon d'Henryot.
Aymond, Aymond, quel misérable a pu attenter à votre vie?
Votre frère, le roi de France, ou du moins des gens d'armes de sa maison. Deux hommes portant sa livrée m'ont attaqué au dépourvu. L'un a fait connaissance avec mon poignard; l'autre a pris la fuite, grâce à l'aide que m'a donné ce jeune homme.
La reine jeta sur Henryot un regard ému et qui exprimait une vive reconnaissance.
-Le danger auquel j'ai échappé, continua toujours en anglais l'étranger, n'est pas le seul qui nous attende aujourd'hui. Effrayé par les menaces et gagné par l'or du ministre Hugh Spencer, notre ennemi mortel, votre frère Charles le Bel a signé tout à l'heure un traité par lequel il vous livre dès demain à la vengeance d'Édouard II. Vous savez quel sort le haineux roi d'Angleterre réserve à l'épouse qui l'a outragé? Quant à moi, cette blessure doit vous apprendre qu'ils n'ont pas dessein de m'emmener avec vous en Angleterre, et qu'ils ont hâte d'hériter de mon comté de Kent.
-Et comment échapper à un semblable danger?
-Il ne nous reste qu'un moyen, encore est-il bien chanceux il faut fuir cette nuit même, et tâcher de gagner la Flandre. Mon fidèle Harrys m'attend à quelque distance de Paris, avec quinze ou vingt hommes d'armes anglais dévoués comme lui. Il a pris les devants pour rassembler ces braves gens, que la craintive défiance de votre frère fait loger hors de l'enceinte de Paris. Une fois avec eux, nous sommes sauvés: nous gagnerons sans crainte la cour du comte de Hainaut, où nous attend une bienveillante protection. Harrys m'avait donné un guide pour me conduire à travers les rues de Paris, jusqu'à l'endroit où nous attend l'escorte; mais le misérable a pris la fuite à la vue des assassins qui m'ont assailli.
En achevant ces paroles, le comte de Kent se tourna vers Henryot, et lui demanda en français si les rues de Paris lui étaient assez connues pour qu'il pût les conduire vitement et fidèlement jusque sur la route de Flandre.
Je vous récompenserai richement, ajouta-t-il.
-Je n'ai pas besoin de récompense. Je vous guiderai vitement et fidèlement comme vous m'en requérez.
-En route! et que Dieu et saint George nous soient en aide !... Vous, madame, allez prendre votre fils et les plus riches de vos pierreries; moi je vais seller moi-même une haquenée et deux chevaux.
Peu d'instants après le comte de Kent annonça que tout était prêt. La reine, qui portait son fils dans ses bras, le suivit avec Henryot, et tous les trois se mirent en route, d'abord au pas et avec précaution, puis peu après au galop, et de toute la vitesse de leurs chevaux.
Le jour commençait à poindre qu'ils n'avaient point encore ralenti leur fuite. Préoccupés de leurs chagrins où de leurs périls, aucun des trois n'avait pas non plus proféré une parole. Quant à l'enfant, il continuait à dormir d'un sommeil profond.
La reine, la première, interrompit ce morne silence; ce fut à Henryot qu'elle s'adressa :
-Maintenant que nous voilà en bon chemin, et bien près sans doute de notre escorte, il vous serait prudent de retourner sur vos pas, car si l'on savait que vous avez favorisé notre fuite, il pourrait vous en coûter la vie.
-La vie ne m'est plus de rien, madame; j'ai perdu à tout jamais ce qui pouvait y faire mon bonheur.
-Si jeune et malheureux sans espoir!... Comment peut-il se faire?...
Henryot conta brièvement ses tristes amours avec Marguerite. Son récit produisit une profonde impression sur la reine. Cette tendresse pudique et ingénue était un reproche bien amer pour celle que la passion avait égarée au point de rendre deux royaumes témoins de sa coupable tendresse pour le frère de son époux, pour Aymond, comte de Kent.
Et, le cœur douloureusement oppressé, elle porta ses yeux gros de pleurs sur celui pour l'amour duquel elle avait perdu repos, bonheur, trône, conscience et renom.
Elle cherchait quelque allégeance dans la vue de cet amant chéri...
Les lèvres contractées par un sourire moqueur, Kent raillait tout bas Henryot de cette tendresse extrême qui lui avait fait préférer de quitter Marguerite, plutôt que de lui causer les remords et la honte de fuir le toit de son époux.
En voyant l'ironie de ses regards, en écoutant l'amertume de ses plaisanteries, un doute affreux s'empara pour la première fois de l'infortunée princesse; elle se demanda si le comte de Kent l'aimait réellement, si cette tendresse, qui avait entrainé sa victime dans tant de honte et de malheurs, n'était pas un froid et ambitieux calcul. Hélas! elle n'osa pas approfondir ce douloureux examen; elle détourna la tête pour ne point voir une vérité soudaine, horrible, qui s'offrait pour la première fois à elle. Oh! qu'elle expia bien cruellement en ce moment la faute qu'elle avait commise!
Sur ces entrefaites, les voyageurs atteignirent l'escorte qui les attendait. La reine remit à Henryot un riche anneau qu'elle le pria de garder pour l'amour d'elle. Le comte de Kent le prit gravement à l'écart : Jeune homme, dit-il, en venant à notre aide, vous avez fait pour vous plus que vous ne pensez. Je ne crois point encore prudent de vous dire qui nous sommes; mais que Notre-Dame et saint George nous soient en aide et ne nous abandonnent pas, et il vous souviendra de la journée d'aujourd'hui.
A ces mots il rejoignit l'escorte, et Henryot reprit la route de Paris.
A l'époque où se passaient les événements que nous racontons, en 1525, sous le règne du roi Charles quatrième du nom, et surnommé le Bel à cause qu'il était, dit un chroniqueur, gent de prestance et avait grand appétit d'amour, la peinture se bornait à une imitation minutieuse, froide et gauche de la nature. Ce qui manque surtout dans le très-petit nombre de tableaux faits à cette époque, c'est le mouvement. Aucune des figures n'a d'action; une impassibilité glacée caractérise des traits réguliers, parfaits, mais sans âme. L'artiste a voulu reproduire la vie, et la mort est empreinte de toutes parts; il a cherché à donner de l'action à ses personnages, et ils restent sous son pinceau roides et compassés. Courbés, penchés, le regard fixe et terne, on dirait de ces figures de cire qui ressemblent d'autant plus à la mort que l'artiste s'est appliqué à imiter la vie; ou bien de ces statues égyptiennes assises qui, les deux mains sur les genoux, soutiennent de leur tête le fût grêle d'une haute colonne.
La plupart du temps, au quatorzième siècle, on n'employait la peinture qu'à l'ornementation des manuscrits. Dans cette sorte de miniature, la patience et l'adresse du rubricateur produisaient des merveilles véritables. Lorsqu'on feuillette les précieux et rares volumes qui restent de cette époque, on s'étonne des ornements qui s'étendent sur la marge, scintillent sur les lettres capitales, les entourent d'une sorte de gaze d'or et d'azur, s'allongent entre les deux colonnes de la page et terminent le cul-de-lampe. Les couleurs les plus vives s'y marient à des teintes qui, pour n'être pas aussi éclatantes, n'en jettent pas moins une sorte de reflet que la peinture moderne ne rappelle en rien; enfin le regard ébloui se blesserait de tant d'éclat, s'il n'avait, pour se reposer, les spacieuses marges d'un blanc vélin.
D'ordinaire, l'artiste met en tête de chacun des chapitres une miniature qui représente quelque sujet pieux ou relatif au seigneur par les ordres duquel s'est confectionné le manuscrit. Tantôt on voit un saint dont la tête est entourée d'une auréole produite par une couche dorée qu'il serait difficile d'imiter maintenant; ou bien un tournoi, avec ses chevaliers, ses juges du camp, ses dames, ses bannières et sa lice. D'autres fois, le rubricateur a peint l'auteur du livre : les deux genoux en terre, il présente son œuvre à un pape à figure bénigne, et qui, les deux doigts levés, lui jette sa bénédiction. Il y en a où c'est un suzerain aux longs et plats cheveux, à la simarre mi-partie, écartelée de ses armes et devise, qui reçoit l'hommage des scolastiques labeurs, tandis que son fou, un geai sur le poing en guise de faucon, se tient derrière le fauteuil féodal, parmi les officiers et les varlets, dont on s'est bien gardé d'omettre un seul.
Mais, de même que, dans les tableaux, ces figures manquent de vie, les groupes n'offrent rien de pittoresque ni de vrai, et les figures se tiennent là immobiles et niaises. Enfin, hommes d'armes, châteaux, ciel, rivières, rien n'est détaché par la magie de la perspective; tous les objets se resserrent l'un contre l'autre sur le parchemin où ils s'étagent grotesquement.
Un manuscrit était un trésor précieux. Soixante-cinq ans après le temps dont nous parlons, Charles VI ne possédait que six volumes dans sa bibliothèque; un double fermoir à clef empêchait de les ouvrir, et, si quelque sire de haut lignage arrivait à la cour du roi, il obtenait par faveur de voir les précieux volumes. Il s'extasiait devant la couverture en bois surmontée de figures d'argent et enrichie de topazes et d'émeraudes; puis, de retour dans son manoir féodal, il racontait à la châtelaine émerveillée comment on avait embelli de tant de richesses et payé à prix d'or ce travail de quelque serf ou moine obscur, et que lui, haut et puissant seigneur, aurait rougi de savoir lire.
La profession de rubricateur était fort lucrative, attendu que, au quatorzième siècle, un homme qui savait lire passait pour un savant, et qu'on n'arrivait qu'après de longues et sérieuses études à tracer avec perfection les peintures des manuscrits.
De retour chez lui depuis quelques instants, Henryot s'était assis devant une grande table où se trouvaient disposés des pinceaux, des couleurs, de petites plaques de cuivre découpées, et tous les ustensiles nécessaires à sa profession. Mais en vain voulut-il travailler; les souvenirs des étranges événements advenus depuis la veille s'emparaient de son imagination et le tenaient plongé dans la rêverie la plus profonde, quand les cris d'une grande foule rassemblée devant sa porte l'en tirèrent enfin. Au même instant, des archers se précipitèrent sur lui, le garrottèrent étroitement et le conduisirent en prison, au milieu des injures et des outrages d'une populace furieuse qui lui donnait les noms de misérable et d'assassin.
Les portes de la prison venaient de se refermer sur lui, et on l'entraînait dans un cachot, quand elles se rouvrirent à grand fracas et avec un redoublement d'imprécations de la populace.
C'était Marguerite qu'on amenait, les mains enchaînées, et sans connaissance dans les bras d'un homme d'armes.
Depuis trois mois environ le rubricateur gisait dans le cachot où on l'avait jeté, et nulle autre figure humaine ne s'offrait à ses regards que la physionomie sinistre de son geôlier, homme dur et duquel il n'avait jamais pu obtenir une parole, ni connaître pour quel motif on le privait de sa liberté. Il formait à ce sujet mille conjectures sans savoir à laquelle s'arrêter : si l'étranger dont il avait favorisé la fuite était cause de sa captivité, comment Marguerite se trouvait-elle impliquée dans une affaire à laquelle elle n'avait pris aucune part, même indirectement? Pourquoi ces cris de la populace qui semblaient encore retentir à son oreille: Assassin! meurtrier!
L'imagination du pauvre jeune homme s'égarait dans ce labyrinthe, et l'incertitude qui l'agitait formait pour lui un supplice peut-être plus atroce que la prison où il gisait demi-nu, sur un peu de paille humide.
Un matin, quatre hommes entrèrent, s'assurèrent minutieusement de la solidité de ses fers et l'emmenèrent avec eux.
Le printemps commençait à paraitre; l'air était pur et doux, le ciel lumineux et d'azur. En sortant du lieu sombre et infect où il croupissait depuis si longtemps, un frisson délicieux parcourut et réchauffa ses membres; un bien-être indicible s'empara de chacune de ses facultés, et cette sensation, toute physique, lui fit un instant oublier ses chagrins et l'étrange position où il se trouvait. La voix de ceux qui l'entouraient et l'ordre de marcher en avant le rendirent bientôt à l'horreur de sa position.
Ils traversèrent plusieurs rues et le conduisirent dans une vaste salle où se trouvaient réunis des juges et une grande foule de peuple. A l'entrée d'Henryot, un murmure d'indignation se répandit parmi tous les spectateurs et redoubla lorsque, à la vue de Marguerite, il jeta un cri déchirant et voulut s'avancer vers elle.
On le fit asseoir sur un banc, en face de celui où Marguerite resta enchaînée.
Le chef des juges dit alors:
-Henryot Mahu, vous êtes le meurtrier de Pierre de Maurepas, en son vivant homme d'armes de la maison de Sa Majesté le roi de France. Vous l'avez traîtreusement occis, la nuit, par embuscade, en sa propre maison, et traîné dehors avec l'aide de Marguerite Beaumin, sa femme, laquelle vous avait donné ce soir-là un rendez-vous, à cette fin de mettre à mort ledit Maurepas. La justice du roi, en faisant relever le cadavre, a trouvé non loin de là une toque que voici; dans les replis d'icelle était caché un petit parchemin roulé contenant ces paroles : « A cette vesprée, Henryot, quand tintera le couvre-feu, c'est pour la dernière fois. » Marguerite a tracé ce billet; car on lui a follement enseigné la science de l'écriture, qui ne convient qu'aux moines pour lire et conserver les saints livres, et aux gens de lois pour interpréter icelles. On aurait agi avec bien plus de prudence en lui laissant la sage ignorance qui convient à toute femme élevée dans la crainte de Dieu et l'observation des devoirs de son état.
Henryot Mahu, qu'avez-vous à répondre?
Henryot, accablé sous le poids d'une accusation dont, hélas! de funestes apparences ne lui permettaient pas de se justifier, ne put que dire d'une voix rauque et inarticulée :
-Elle est innocente.
-Et vous, Marguerite Beaumin?
La jeune femme se leva et dit:
-Le ciel m'est témoin que je suis innocente et Henryot aussi!
Des cris d'indignation s'élevèrent de toutes parts et l'empêchèrent d'achever. Elle se rassit avec calme.
Henryot, revenu de sa première émotion, voulut alors expliquer par quelle succession d'événements il se trouvait victime d'apparences aussi décevantes; mais le juge l'écouta d'un air d'incrédulité, et les spectateurs répétèrent de toutes parts : -Ils sont coupables! il faut venger Pierre Maurepas si méchamment occis!
Le juge se leva pour lire la sentence: elle condamnait Henryot Mahu et Marguerite Beaumin, comme meurtriers et adultères, « à être justiciés de trois manières, savoir: à être traînés sur un bahut, à trompes et trompettes, par toute la ville, de rue en rue, et puis amenés devant la maison de ladite Marguerite Beaumin: en cet endroit ils seront liés sur une esselle (échelle) haut si que chacun petit et grand les pourra voir; et aura-t-on fait en ladite place un grand feu. Quand ils seront liés, on leur coupera la main dextre et senestre, arrachera la langue et crèvera les yeux.
« Après quoi, on les jettera au feu, pour ardoir (brûler), et après le sera leur cœur tiré hors du ventre et jeté au feu après que lesdits Henryot Mahu et Marguerite Beaumin auront ainsi été atournés, on leur coupera la tête, et seront-ils découpés en quatre quartiers, et envoyés és quatre meilleures rues de la cité de Paris. >>
L'hôtel Saint-Paul, que l'on nommait aussi l'hôtel solennel des grands ébattements, s'élevait sur les bords de la Seine, non loin des lieux où nous avons placé les premiers événements de cette chronique. C'était un grand corps de logis formé de nombreux bâtiments achetés à diverses reprises et qui, réunis entre eux, formaient un tout assez irrégulier.
Dans la partie la plus reculée de l'hôtel Saint-Paul se trouvait une vaste cour plantée d'arbres, au milieu de laquelle ruisselait une fontaine : des grillages fermaient soigneusement les fenêtres qui donnaient sur cette cour, afin que les pigeons, les faisans et autres oiseaux nourris dans l'enceinte du palais ne pénétrassent point jusqu'aux appartements, dont ils auraient pu souiller les riches tapisseries.
A l'extrémité de cette cour, dans une sorte de petite tourelle, le roi Charles le Bel dormait encore d'un sommeil profond, quoique les rayons du soleil de midi se reflétassent depuis quelque temps sur les épais rideaux de brocart d'or qui enveloppaient la couche royale.
Tout à coup, le bruit d'un pas lourd et ferme résonna sur les dalles de marbre de l'antichambre; et, quoiqu'à demi étouffé par les épaisses nattes de jonc de la chambre à coucher, on l'entendit s'approcher de plus en plus, et s'arrêter près du lit du roi.
-Par mon saint patron! demanda le monarque avec humeur, et quoiqu'il eût reconnu la marche grave et la toux sèche de son cousin le comte Philippe de Valois : par saint Charles! ne m'est-il plus donné de dormir en repos? Mes chambellans se tiennent-ils debout à ma porte, la hallebarde au poing, pour me laisser à la merci du premier venu?
-J'apporte à Votre Majesté de quoi la réveiller tout de bon maintenant, et même de quoi l'empêcher de dormir plus d'une nuit, répliqua le comte de Valois avec sévérité il arrive de Hainaut un messager, qui raconte des nouvelles peu réjouissantes. Messire Jean de Hainaut et ses gens d'armes, en débarquant en Angleterre avec la reine, ont trouvé bonne venue parmi les barons de ce pays la plupart d'entre eux ont levé aussitôt leur bannière pour la reine; le roi Édouard II et son ministre Spencer ont été assiégés dans Bristol, faits prisonniers et baillés au seigneur de Berkley, qui tient le premier étroitement et de fidèle garde en son château fort. Pour l'autre, il l'a fait décapiter tôt et sans chômer. Enfin la reine, c'est-à-dire son amant le comte de Kent, car elle ne fait que ce qu'il veut, est élue régente du royaume en remplacement du roi, déclaré indigne du trône. Or le comte Aimond de Kent porte en son flanc gauche la marque du poignard d'un homme d'armes de votre maison; et il se propose de venir faire un pèlerinage à Notre-Dame de Paris, qui l'a préservé de la mort. Les trente mille piques de trente mille hommes d'armes lui serviront de cierges pour cette procession.
-Et comme tout cela s'est-il fait sans que j'en aie eu soupçon? demanda le roi pâle et hors de lui.
Six semaines ont suffi à cette âme damnée de Jean de Hainaut il a débarqué en Angleterre le 24 décembre, et l'acte de dépossession du roi Édouard II, dont voici copie, porte la date du 14 janvier.
Le roi ne répondit pas, et Philippe de Valois reprit, après un instant de silence :
-Quelles forces opposerez-vous à un ennemi si terrible, et qui n'a jamais pardonné? Les finances sont épuisées : vous aurez beau mettre à la torture lombards, traitants et fermiers, ils se laisseront écorcher et pendre plutôt que de lâcher un double à la rose: témoin Gérard de Guette, et tant d'autres.
« Pour l'aide des grands vassaux et feudataires de la couronne, il n'y faut pas compter : l'or anglais en a gagné bonne partie; et, quant au reste, ils ont trop affaire à batailler les uns contre les autres, pour songer à vous défendre.
« Il ne vous restait que l'amitié et l'intercession de votre sœur, qui vous aime malgré votre dure et discourtoise conduite à son égard.
« Elles vous seront à jamais perdues dès aujourd'hui, car on va supplicier tantôt un homme qui, sans le connaître, a sauvé la vie à son cher Aimond, le soir où vous l'avez fait assassiner pour complaire à Hugh Spencer. Je viens d'ouïr conter ce que je vous dis à un digne prêtre, lequel a préparé cet homme à mourir, et qui est venu me supplier de sauver un innocent. Voici, pour preuve, un anneau que votre sœur Isabelle a donné en guise de remerciement à son libérateur. »
Alors sur la demande du roi, le comte entra dans de plus grands détails, et lui raconta ce que nos lecteurs ont lu au commencement de cette chronique.
Il y a encore moyen de tirer parti de tout ceci, dit le roi après un moment de réflexion, et d'accommoder cet événement aux folles idées de ma sœur, si amoureuse de merveilleux. Soyez mon aide, Philippe, et tout ira pour le mieux... Allez : ordonnez que dans une heure on conduise cet homme en l'église Notre-Dame, pour faire amende honorable et marcher de là au supplice.
Le comte regarda avec étonnement le monarque, qui lui répéta l'ordre qu'il venait de lui donner.
-Faites ce que nous vous mandons, cousin, ajoutat-il avec plus de dignité qu'il n'en montrait d'ordinaire.
Et pour mettre trêve aux observations que se préparait à lui adresser Philippe de Valois, il appela ses chambellans et leur donna l'ordre de le vêtir avec promptitude.
Au moment où le confesseur était entré dans le cachot pour préparer le patient à la mort, il l'avait trouvé dans cet état de profond abattement produit par une grande injustice et par la présence d'un malheur inévitable. Mais lorsque, après avoir ouï la confession d'Henryot et le récit de ses aventures, le vieux prêtre lui eut appris de quels hauts personnages il avait favorisé la fuite; lorsqu'il lui eut montré un moyen de salut presque assuré, un moyen de prouver son innocence et celle de Marguerite, une joie inquiète et âpre s'empara du condamné; une anxiété poignante produisit en lui une impatience et une agitation qui tenaient du délire.
Ce fut dans une telle situation morale qu'il passa le reste du jour, toute la nuit, et une partie de la matinée du lendemain.
Enfin la porte de son cachot s'ouvrit; le vieux prêtre reparut sa pâleur et ses larmes annonçaient qu'il ne restait plus d'espérance.
Alors un désespoir soudain, une horrible rage, saisirent Henryot. Il se mit à parcourir à grands pas sa prison, se frappa la tête contre les murs, poussa des hurlements affreux, en se meurtrissant de ses fers. Ni la voix amie du vieux prêtre ni les robustes efforts d'un geôlier survenu à ses cris ne purent dompter le furieux. A la fin cependant il tomba sanglant et épuisé aux pieds de son confesseur.
O mon fils! mon fils! lui dit alors l'homme de Dieu, si la justice humaine vous frappe à tort, la justice du ciel n'est-elle pas là pour vous récompenser de vos souffrances d'ici-bas? Acceptez avec résignation la couronne d'épines de ce monde, pour recevoir dans un meilleur la couronne des bienheureux. Offrez vos tourments à Jésus-Christ en expiation de vos péchés.
Et elle, elle? Quel péché a-t-elle commis, elle dont la pureté égale celle des anges?... On va la déchirer devant une foule qui se réjouira à chacun de ses cris, qui applaudira à chaque lambeau de chair arraché par le bourreau!... Laissez-moi!... Il n'y a de justice ni sur la terre ni dans le ciel !
A ce blasphème, le saint vieillard se signa dévotement, et promit une neuvaine à Notre-Dame de miséricorde, si par sa puissante intercession elle obtenait d'éloigner Henryot d'un si horrible désespoir.
Mon enfant, reprit-il avec émotion, ne mourez pas en mécréant! Ne rejetez pas la palme divine que les anges vous préparent. Les vierges s'apprêtent à célébrer votre hymen céleste avec Marguerite: elles déploient la robe nuptiale qui doit purifier le martyre; le martyre qui sanctifiera ce que votre amour a de terrestre. Ne mourez pas ainsi ! Votre mort serait pour moi, pour moi qui vous ai soutenu et consolé, un sujet de larmes et de désespoir sans fin.
Oh! pardon.. pardon, mon père... mais il est si affreux de songer!... si je mourais seul... mais elle !... elle!
Le prêtre parvint enfin à rendre un peu de calme à Henryot, et, quand les bourreaux vinrent chercher l'infortuné rubricateur, ils le trouvèrent agenouillé devant le vieux prêtre, qui, debout, le bénissait en pleurant.
Suivant la coutume de ces temps barbares, on jeta le patient sur une claie, et on le traîna ainsi, au milieu des injures de la populace, jusqu'à l'église Notre-Dame, où il devait faire amende honorable.
Une foule immense remplissait l'église. Contre l'habitude, on conduisit Henryot jusque dans le chœur, où se trouvait tendu un grand rideau noir, afin d'ajouter à l'effet lugubre de cette triste scène.
Tandis que l'on faisait agenouiller Henryot, ce rideau se leva, et Marguerite, parée comme une fiancée, se jeta dans les bras de son amant, qui tomba sans connaissance.
Lorsqu'il revint à lui, Marguerite était encore là; elle soutenait encore sa tête, des personnes richement vêtues l'entouraient encore, ainsi que des dames de haute apparence qui souriaient et pleuraient de ce qu'elles voyaient... Ce n'était pas un songe!... Non.
Le roi prenait à cette scène l'intérêt que l'auteur d'un mystère prend à la représentation de son œuvre, tandis que les confrères de la passion la jouent.
-Allons, messire évêque, dit-il enfin à un prélat en habits pontificaux, célébrez les épousailles : le temps en est advenu.
« Voici la dot que nous donnons de notre main royale à Marguerite, et en voici une autre pour Henryot Mahu: la première au nom de notre sœur chérie la reine d'Angleterre, la seconde au nôtre. Car vous saurez tous que ledit Henryot a sauvé cette parente bien-aimée d'un péril des plus grands, lorsque l'on avait traîtreusement excité notre courroux contre elle. Mais tel est le sort des princes de la terre, continua-t-il en affectant de soupirer; trop souvent de méchants conseils les font marcher en de fausses voies!
« Messire Robert d'Artois, ajouta-t-il en se tournant vers un jeune prince placé à sa gauche, ce n'est point de vous assurément que nous sont venus ces vilains conseils : vous nous avez toujours parlé en faveur de notre sœur ; la crainte de notre royale colère ne vous a même pas retenu. Mandez à Isabelle tout ceci, et comment nous avons récompensé le brave et fidèle Henryot... Tenez, remettez au marié cet anneau, il nous a servi à découvrir le mystère qui a failli perdre ce jeune homme : qu'il soit l'anneau nuptial; qu'un serviteur dévoué de ma sœur le tienne d'un ami dévoué d'icelle. >>
On célébra le mariage; après quoi le monarque s'en fut avec toute sa cour. La populace, qui naguère encore accablait d'imprécations le pauvre Henryot, le reconduisit en triomphe chez lui, abattit en chemin l'échafaud, hua et faillit mettre en pièces un des juges qui, la veille, avaient condamné l'innocent, et que la curiosité avait attiré à la fenêtre de son logis.