Il nous faut reculer à une époque assez ancienne; c'était au moins vers le règne de Henri III. Si vous êtes allé jamais sur la route de Saint-Cloud, qui n'était pas alors la somptueuse résidence princière qu'on admire aujourd'hui, vous aurez remarqué à mi-chemin un groupe de maisons qu'on appelle, je ne sais pourquoi, le Point-du-Jour, sans doute de quelque enseigne de cabaret; plus loin, à droite, est Boulogne-sur-Seine.
Or, au temps d'autrefois, il y avait au Point-du-Jour un vieil homme de noble race, mais un de ces gentilshommes avancés qui ne dédaignaient pas de faire eux-mêmes valoir leurs terres. Les terres de culture étaient, dans cette contrée, plus rares alors que maintenant; le pays était presque couvert de bois.
Le vieil homme se nommait Égidius Cressère, bon viveur, allant aux fêtes, buvant au cabaret, familier avec les simples gens, traitant bien ses serviteurs, mais exigeant un grand travail, car il travaillait beaucoup lui-même, et disait que la terre gardait rancune quand on la négligeait. Il avait en sa maison une bonne et robuste servante, qu'on appelait Gritte, abréviation de Marguerite; elle avait vingt ans. Élevée dans le manoir, elle plaisait à tous; on la vantait comme une fille laborieuse, qui n'avait jamais reculé devant le travail.
Mais vint le jour de la fête de Saint-Cloud, déjà courue alors. C'était un beau jour, longuement attendu. Les ménétriers du village avaient graissé la roue de leurs vielles; ils s'étaient renforcés de joueurs de rebec et de tambourin venant de Paris; ils avaient deux flûtes, une cornemuse et un cor de chasse; on annonçait grandes joies; et la bonne Gritte se promettait de l'agrément depuis quatre heures jusqu'à huit; car pour un tel jour on retardait jusque-là le couvre-feu, que nous appelons aujourd'hui la cloche de retraite.
Malheureusement, au retour de la messe, Égidius, qui n'oubliait rien, se rappela que la veille il avait mené, avec ses garçons, plusieurs charrettes de fumier sur le chemin des Bons-Hommes, dans un champ qu'il voulait labourer le lendemain pour y semer du seigle. Il fallait disperser avec soin tous les tas d'engrais qui, répandus ainsi et couvrant toute la surface du champ, devaient l'échauffer et le rendre fertile. C'était la besogne de Marguerite; la pauvre fille songeait aux moyens qui pourraient encore rehausser sa toilette pour la fête, quand son maître l'appela.
– Allons, Gritte, dit-il, tu prendras ta fourche et tu iras répandre le fumier dans le champ de Saint-Gilles. Quand ce sera fait, tu viendras à la fête.
Marguerite ne répliqua rien. Mais pour la première fois l'idée du travail l'affligea, d'autant plus que c'était jour de fête, ce qui troublait sa conscience. Ce n'était pourtant pas dimanche; car nos pères fêtaient leurs saints au jour où la solennité arrivait. Elle ôta tristement sa cornette à pointe de fine. toile, son jupon de drap rouge, mit une cotte de grosse toile et des sabots. Pauvre fille! Elle prit sa fourche et partit. En arrivant au champ, adieu la fête! Elle calcula rapidement l'ouvrage qu'elle avait à faire, et reconnut qu'il ne pouvait être achevé qu'à la nuit noire. Son cœur se serra. Elle n'en commença pas moins en soupirant sa triste et pénible besogne.
Il y avait une heure qu'elle se hâtait, sans pouvoir se consoler; elle apercevait avec chagrin, sur la route, les bonnes gens de Paris qui se rendaient joyeusement à la fête, et gémissait de penser qu'elle n'y paraîtrait pas, lorsqu'elle vit venir à elle un petit homme qui semblait vouloir lui parler. Il était fait un peu de travers et marchait en se balançant. Ses pieds étaient enfermés dans des bottes noires. Il avait un haut-de-chausses écarlate, un pourpoint gris taillé à la bourgeoise avec les basques continues, un chaperon à deux cornes de même couleur. Si ce chaperon eût été jaune, il eût ressemblé de loin à celui des fous de la basoche. A mesure que le petit homme s'approchait, Marguerite le considérait avec plus d'étonnement. C'était une figure qu'elle n'avait jamais vue, une tête énorme, un visage pâle comme les murailles, sur lequel dominait un long nez qui tournait évidemment sa pointe à gauche. Les mains de l'homme étaient cachées dans de grands gantelets noirs. Il s'arrêta devant la jeune fille, et faisant un sourire qui avait quelque chose de singulier :
– Eh! mais, ma fille, dit-il, vous voilà bien occupée pour un jour de fête?
– C'est vrai, messire: mais il y a dispense de vêpres aux travaux des champs.
– Il y a sans doute aussi dispense de la fête, qui va être si animée et si gaie?
– Oh! pardon, messire. Mais je ne suis pas ma maîtresse. Il faut que je fasse tout le champ.
– Vous n'aurez pas fini au coucher du soleil. Si vous vouliez faire un marché avec moi, j'ai là dans le bois des camarades; nous vous aiderions tous; et dans un instant vous pourriez retourner au Point-du-Jour.
– Eh! quel marché, messire, voulez-vous qu'une pauvre fille fasse avec vous?
Il y avait de l'inquiétude dans la parole de Marguerite, et un sourire sardonique sur les lèvres pâles du petit homme.
– Le marché ne vous gênera guère, reprit-il; je demande seulement que vous me donniez demain matin la première botte que vous lierez à votre réveil.
– Oh! si ce n'est que cela, je vous le promets de bon cœur.
Elle n'eut pas plutôt dit ce mot que le petit homme siffla; aussitôt une troupe de nains bizarres sortit du bois voisin. Il s'en trouvait un pour chaque tas de fumier. Ils se mirent rapidement à l'ouvrage; et de leurs pieds et de leurs mains ils opérèrent si vivement, qu'en peu de minutes tout le fumier fut répandu avec symétrie. Après quoi ils se retirèrent; autant en fit le petit homme, qui dit à Marguerite, en la quittant brusquement :
– Vous voyez qu'un peu d'aide fait grand bien! La jeune servante resta un moment consternée de ce qui venait de se passer sous ses yeux si lestement. Était-ce un homme, était-ce un esprit qui l'avait obligée si vivement? Elle se ressouvint de tous les contes dont on l'entretenait aux longues veillées du manoir, lorsqu'on file le chanvre et la laine dans les soirées d'hiver. Souvent on lui avait dit qu'il y avait des lutins, des farfadets, et d'autres bons démons qui se plaisaient à rendre d'utiles services aux gens en peine. Elle avait refusé de le croire: elle ne pouvait plus en douter, à moins que, cependant, le petit homme et ses camarades ne fussent une compagnie de farceurs, comme il y en avait quelquefois dans le Paris d'alors, qui jouaient des moralités (comédies du temps), qui disaient la bonne aventure, escamotaient et chantaient, faisaient souvent de bons tours et parfois se plaisaient à étonner gracieusement par quelque subite obligeance.
Quoi qu'il en soit, dit-elle, ce bonhomme s'est contenté de peu, et je puis tranquillement me réjouir ma pleine soirée.
Elle s'en retourna, sans pouvoir bannir pourtant les flots de pensées qui venaient l'assaillir: – Pourquoi le petit homme lui avait-il demandé la première botte qu'elle lierait le lendemain? et qu'en voulait-il faire? Puis elle se répondait à elle-même : – C'est sûrement une gausserie.
En rentrant au manoir, elle n'y trouva plus personne. Tout le monde était parti pour la fête, à l'exception d'un vieux serviteur, qui ne pouvait plus marcher, et qui gardait le logis avec deux chiens solides. Elle se hâta de remettre sa coiffe et sa jupe des dimanches, ses bas jaunes et ses souliers. Elle arriva au moment où les réjouissances commençaient.
Depuis deux bonnes heures, Marguerite n'était plus qu'au plaisir; il semblait même qu'elle eût complétement oublié son aventure du champ, quand son maître crut la reconnaître. Il se frotta les yeux, s'approcha, et vit qu'il ne s'était pas trompé. Un air sévère contracta sur-le-champ tous les traits de sa figure. Il appela la jeune fille, qui vint aussitôt.
– Eh bien! Gritte, dit-il d'une voix austère, et l'ouvrage?
– Il est fait, messire Égidius.
– Fait! tu aurais fait en une heure ce qu'un homme ferait à peine en une demi-journée!
– S'il faut vous dire tout, messire, j'ai eu un peu d'assistance....
Et la servante conta ce qui lui était arrivé. Le gentilhomme, surpris, ne répliqua pas un mot; mais, croyant que Gritte le trompait et qu'elle avait laissé sa besogne à moitié faite, il courut à son champ, fit une exclamation de grand étonnement, et s'en revint émerveillé.
– Ma fille, dit-il à Marguerite en l'appelant de nouveau, le diable est fin : c'est à lui que nous avons affaire.
La servante pâlit.
– Allons trouver le curé de Boulogne, reprit Égidius; lui seul peut nous tirer de là.
Le vieil homme et la jeune fille se rendirent, sans perdre un instant, au presbytère; Marguerite expliqua la chose au bon curé.
– Vous avez été bien avisés de me venir trouver, dit-il, car vous étiez en péril. Mais rassurez-vous. Quoique Satan soit fort rusé, il trouve encore assez souvent plus rusé que lui. Il vous a fait promettre la première botte que vous lierez demain matin à votre lever; ayez soin, aussitôt que vous serez éveillée, de vous rendre à la grange, d'y lier une botte de paille, et de la jeter à l'homme qui viendra. Mais évitez sur toutes choses de serrer le cordon de votre jupe, ou votre bonnet, ou vos jarretières; car alors vous seriez vous-même la botte qui lui appartient; et c'est là son espoir.... Allez, mon enfant, vous en serez quitte pour un moment de frayeur.
Marguerite et son maître remercièrent le curé et s'en retournèrent au manoir. La jeune fille ne songeait plus à la fête; elle passa la soirée en prières et la nuit sans dormir. Dès que le jour parut, elle se leva, sans lier son jupon, ni rien qui touchât à son corps, et se rendit à la grange, où elle vit entrer en silence, un instant après elle, celui qui la veille lui avait rendu un si dangereux service.
Il n'avait changé ni de forme ni de costume. Mais son teint paraissait plus pâle encore; ses yeux étincelaient; ses lèvres tremblaient d'inquiétude. Dans un mouvement qu'il fit, son chaperon s'abattit par derrière; la servante alors remarqua deux petites cornes parmi ses cheveux crépus. Elle frissonna, lia en tremblant une botte de paille, et la jeta au monstre, qui la saisit en grinçant des dents. Il hurla, bondit sur lui-même, sortit par un trou qu'il fit au toit de la grange; et Marguerite alla s'habiller.
On dit que le champ où les démons avaient travaillé produisit abondamment; car le travail est toujours fécond, de quelque main qu'il vienne.
On ajoute que le trou de la grange, qui à présent n'existe plus, ne put jamais se réparer.
On dit encore que le vieil Egidius, qui faisait travailler ses serviteurs les jours de fête et quelquefois même le dimanche, alla toujours s'appauvrissant et laissa ses enfants dénués.
On dit enfin que le diable, embarrassé de sa botte de paille, vint pour la vendre à Paris. Il espérait qu'ayant passé par ses griffes, sa botte de paille ferait mourir les vaches qui la mangeraient et pousserait les fermiers à quelque blasphème. Mais il avait si mauvaise mine, qu'il ne trouva personne qui voulût l'acheter. Il le broya de colère et en jette les débris dans les égouts de la capitale, qui depuis lors exhalèrent d'infectes odeurs pendant trois cents ans.