On conte que, seule un jour devant son miroir, à l'âge de dix-huit ans, Ninon de Lenclos, cette femme philosophe, fille d'un abominable athée, s'admirait avec une expression de tristesse. Une voix tout à coup répond à sa pensée et lui dit :
– N'est-il pas vrai qu'il est bien dur d'être si jolie et de vieillir?
Elle se tourne vivement et voit avec surprise auprès d'elle un vieux petit homme assez noir, qui reprend :
– Vous me devinez sans doute? Si vous voulez vous donner à moi, je conserverai vos charmes; à quatre-vingts ans vous serez belle encore.....
Ninon réfléchit un instant, passa audacieusement le marché, qui fut bien tenu; et, quelques instants avant sa mort, elle vit au pied de son lit le petit homme noir qui l'attendait... Voilà le récit ordinaire, dans une brièveté qui lui donne la mine d'un argument ou d'un sommaire. Empruntons donc aux recueils d'historiettes le récit détaillé de ce singulier fait :
L'histoire du Noctambule, ou du petit homme noir qui vint trouver mademoiselle de Lenclos à l'âge de dix-huit ans pour lui offrir la beauté inaltérable, est pour plusieurs un conte dénué de vraisemblance et de réalité. Cependant, comme elle eut un cours prodigieux, et que la vie de Ninon pouvait très-bien faire supposer que le diable était de ses amis, voici cette histoire, telle qu'on la racontait à sa mort.
Mademoiselle de Lenclos, à l'âge de dix-huit ans, étant un jour seule dans sa chambre, on vint lui annoncer un inconnu qui demandait à lui parler et qui ne voulait point dire son nom. D'abord elle lui fit répondre qu'elle était en compagnie, et qu'elle ne pouvait recevoir.
– Je sais, dit-il, que mademoiselle est seule; et c'est ce qui m'a fait choisir ce moment pour lui rendre visite. Retournez lui dire que j'ai des choses de la dernière importance à lui communiquer et qu'il faut absolument que je lui parle.
Cette réponse donna une sorte de curiosité à mademoiselle de Lenclos. Elle ordonna qu'on fît entrer l'inconnu. C'était un petit homme âgé, vêtu de noir, sans épée, et d'assez mauvaise mine; il avait une calotte et des cheveux blancs, une petite canne légère à la main et une grande mouche sur le front; ses yeux étaient pleins de feu et sa physionomie assez spirituelle.
– Mademoiselle, dit-il en entrant, ayez la bonté de renvoyer votre femme de chambre; car personne ne doit entendre ce que j'ai à vous révéler.
A ce début, mademoiselle de Lenclos ne put se défendre d'un certain mouvement de frayeur; mais, faisant réflexion qu'elle n'avait devant elle qu'un petit vieillard décrépit, elle se rassura et fit sortir sa femme de chambre.
– Que ma visite, reprit alors l'inconnu, ne vous effraye pas, mademoiselle. Il est vrai que je n'ai pas coutume de faire cet honneur à tout le monde; mais vous, vous n'avez rien à craindre; soyez tranquille et écoutez-moi avec attention.
Vous voyez devant vous un être à qui toute la terre obéit et qui possède tous les biens de la nature : j'ai présidé à votre naissance. Je dispose assez souvent du sort des humains, et je viens savoir de vous de quelle manière vous voulez que j'arrange le vôtre. Vos beaux jours ne sont encore qu'à leur aurore; vous entrez dans l'âge où les portes du monde vont s'ouvrir devant vous; il ne dépend que de vous d'être la personne de votre siècle la plus illustre et la plus heureuse.
Il s'arrêta un instant.
– Je vous apporte, reprit-il, la grandeur suprême, des richesses immenses, ou une beauté inaltérable. Choisissez, mademoiselle, ajouta-t-il après une seconde pause, de ces trois splendeurs celle qui vous touche le plus, et soyez convaincue qu'il n'est point de mortel sur la terre qui soit en état de vous en offrir autant.
– Vraiment, monsieur, lui dit Ninon en éclatant de rire, j'en suis bien persuadée, et la magnificence de vos dons est si grande.....
– Mademoiselle, vous avez trop d'esprit pour vous moquer d'un homme que vous ne connaissez pas; choisissez, vous dis-je, ce que vous aimez le mieux, des grandeurs, des richesses ou de la beauté durable. Il appuya sur ce dernier mot.
Mais déterminez-vous promptement, ajoutat-il; je ne vous accorde qu'un moment pour vous décider; car mes instants sont précieux.
– Ah! monsieur, reprit Ninon, il n'y a pas à balancer sur ce que vous avez la bonté de m'offrir. Puisque vous m'en laissez le choix, je choisis la beauté inaltérable. Mais, dites-moi, que faut-il faire pour posséder un bien de si grand prix?
– Mademoiselle, il faut seulement écrire votre nom sur mes tablettes, et me jurer un secret inviolable; je ne vous demande rien de plus.
Ninon de Lenclos promit tout ce que l'homme noir voulut; elle écrivit son nom sur de vieilles tablettes noires à feuillets rouges, qu'il lui présenta, en lui donnant un petit coup de sa baguette sur l'épaule gauche.
– C'en est assez, dit-il, comptez sur une beauté qui ne se fanera point. Je vous donne le pouvoir de tout charmer. C'est un beau privilége. Depuis bientôt six mille ans que je parcours l'univers d'un bout à l'autre, je n'ai encore trouvé sur la terre que quatre jeunes dames qui en aient été dignes: Sémiramis, Hélène, Cléopâtre et Diane de Poitiers. Vous êtes la cinquième et la dernière à qui j'ai résolu de faire un tel don. Vous paraîtrez toujours jeune et toujours fraîche; vous serez toujours charmante. Vous jouirez d'une santé parfaite et constante; vous vivrez longtemps et ne vieillirez jamais; et on parlera toujours de vous. Tout ce que je viens de vous dire, mademoiselle, doit vous paraître un enchantement. Mais ne me faites point de question; je n'ai rien à vous répondre; vous ne me verrez plus qu'une seule fois dans toute votre vie, et ce sera dans moins de quatre-vingts ans. Quand vous me verrez, vous aurez encore trois jours à vivre; souvenez-vous seulement que je m'appelle le Noctambule.
Il disparut à ces mots, et laissa mademoiselle de Lenclos dans un certain trouble.
Les auteurs de ce récit le terminent en faisant revenir le petit homme noir chez mademoiselle de Lenclos trois jours avant sa mort. Malgré ses domestiques, il pénètre dans sa chambre, s'approche du pied de son lit, en ouvre les rideaux. Mademoiselle de Lenclos le reconnaît, pâlit et jette un grand cri. Le petit homme, après lui avoir annoncé qu'elle n'a plus que trois jours à vivre, lui montre sa signature, et l'attend....
Cette histoire, ou du moins une toute semblable, avait déjà été débitée, un siècle auparavant, sur le compte de Louise de Budes, seconde femme de Henri Ier, connétable de Montmorency, laquelle mourut soupçonnée de poison en 1599. Cette dame avait été extrêmement belle; elle devint, un moment avant sa mort, si noire et si hideuse, qu'on ne pouvait la regarder qu'avec horreur; ce qui donna lieu à divers jugements sur la cause de sa fin, et fit conclure que le diable, avec qui l'on suppose qu'elle avait fait un pacte dans sa jeunesse, était entré dans sa chambre sous la figure d'un petit vieillard habillé de noir, et l'avait étranglée dans son lit.