Près de la route allant de Montmédy à Marville, à quelques mille mètres de cette première ville, s'élevait jadis un ermitage tenant compagnie à une chapelle dédiée à saint Montan, antique évangélisateur de ces contrées. Un jardin, un enclos, quelques arbres fruitiers, tel était le modeste patrimoine du solitaire gardien de ce petit temple. A ces revenus, venaient s'ajouter les offrandes des pèlerins, plus ou moins abondantes.
Le pieux domaine était placé sous l'autorité d'une abbesse voisine, Mme l'Abbesse de l'abbaye royale des Dames Bénédictines de Juvigny, dont la fondation remontait à Charles-le-Chauve. L'abbesse nommait elle-même l'ermite. Parfois, escortée de ses nonnes, la haute et puissante dame franchissait la clôture sacrée, pour venir prier au pied de l'autel de saint Montan, protecteur de la région. Ce jour-là, après le départ de l'illustre visiteuse, l'ermite comptait joyeusement les offrandes.
Il y a bien longtemps, si longtemps que l'époque en est ignorée, l'un de ces ermites vivait paisiblement avec sa sœur, sous la douce protection de saint Montan, et dans la plus parfaite tranquillité de la part de la dame abbesse. Les aumônes des fidèles ne tarissaient pas; le jardin fournissait abondamment fruits et légumes; l'enclos verdoyant promettait une superbe récolte, et l'âne ne manquerait pas de foin durant les longues semaines d'hiver. Car il y avait un âne, précieux coursier chargé d'accompagner son maître dans ses quêtes aux villages circonvoisins et de transporter sur son bât les dons de la charité. A qui mieux mieux, les bonnes gens, pour faire œuvre pie, déposaient dans la besace de l'ermite, fruits, volailles, jambons, galettes, provisions de toute sorte.
De son côté, la sœur, elle aussi, travaillait de tout son pouvoir à augmenter le bien-être commun. Elle avait plus d'une corde à son arc. La pieuse fille s'était insinuée dans les bonnes grâces des châtelaines du voisinage. Elle leur portait des médailles, des images, de menus objets bénis devant la statue du saint vénéré et sanctifiés par son attouchement. Souvent une belle pièce d'or récompensait sa munificence.
La bonne âme s'était fait aussi des amies parmi les sœurs, les mères, les nièces ou les servantes de messires les curés. N'avait-elle pas occasion de leur apprendre mille nouvelles recueillies par son frère au cours de ses pieuses pérégrinations, et dont, le soir, elle recevait confidence, au coin du feu, les volets bien clos, les verrous bien tirés ? Ah! ces nouvelles, il y en avait de quoi rassasier la curiosité la plus effrénée ! Il y en avait de tous les degrés, et les plus piquantes, les plus scabreuses n'étaient pas les moins appréciées. Avec quelle joie l'anachorète féminin était reçu dans les austères presbytères, il fallait voir !
Plus d'une fois, il arriva que messieurs les prêtres, réunis pour fêter le passage d'un archidiacre, le meilleur plat du festin, la plus fine bouteille, le gâteau le mieux réussi, n'apparaissait pas sur la table pastorale. Hélas! la sœur de l'ermite était passée et, avec elle, le morceau de choix avait pris la direction de Saint-Montan. Grand émoi du seigneur curé, dont le ressentiment toutefois ne tardait pas à céder en face des impétueuses protestations de la servante. Tel le souffle de la tempête abat le roseau qui paraît se dresser contre lui.
De tels procédés ne pouvaient qu'amener l'abondance au saint ermitage et les pieux solitaires avaient honnêtement de quoi fêter chacun des saints du calendrier.
Un jour, jour néfaste, fut violemment troublée la sérénité de l'ermitage. Ainsi parfois éclate subitement un coup de foudre dans l'azur du ciel. Un messager, pris d'abord pour un pèlerin d'importance, remet à l'ermite un large pli aux multiples sceaux armoriés. Quelle peut être une telle missive? De qui émane-t-elle ? Que lui veut-on ? D'une main tremblante, le saint homme déchire l'enveloppe, fait sauter les cachets, déplie la lettre et lit : « Ordre émanant de Son Altesse Electorale (c'était le titre officiel de l'archevêque de Trèves, en qualité d'électeur de l'Empereur) Monseigneur l'archevêque de Trèves, à l'ermite de Saint-Montan, de soumettre au plus tôt à Sa Grandeur les comptes d'administration des revenus du pèlerinage. » Des comptes! jamais le pauvre homme n'avait songé à en inscrire ; jamais il n'avait imaginé qu'il pût lui en être demandé; jamais il n'avait eu affaire qu'à l'abbesse de Juvigny, qui toujours l'avait laissé bien tranquille! Comment une telle missive pouvait-elle lui arriver de Trèves ? Si longue est la distance entre cette grande cité et le petit ermitage! Plus longue encore est la distance morale qui sépare d'un pauvre ermite un prince-archevêque, seigneur d'innombrables domaines. Comment l'un peut-il penser à l'autre ? Comment finira une telle mésaventure? Comment se tirer de ce mauvais pas ? La nuit, qui porte habituellement conseil, ne fit qu'obscurcir davantage les idées des deux solitaires : elle ne leur procura que d'horribles cauchemars où ils se virent expulsés de leur gras fromage, arrachés à la douce existence à laquelle tant d'années les avait accoutumés. La journée suivante s'écoula dans les mêmes perplexités, dans la formation de projets aussitôt abandonnés que conçus. Ah! ce jour-là le service divin compta plus d'un accroc. Dans le feu de la discussion, je crois même que le frère et la sœur, naguère si unis sous le regard des anges, se dirent plus d'une chose inspirée par le démon de la haine et de la jalousie. Le frère n'alla-t-il pas jusqu'à reprocher à la sœur sa coquetterie, ses médisances et ses coûteux affiquets? La sœur ne répliqua-t-elle pas par de cruelles allusions où sombrait la réputation du frère ?
S'il aimait tant à parcourir les villages, non, ce n'était pas toujours pour édifier les chrétiens, leur donner le secours de ses prières. Elle n'en disait pas davantage, mais que de choses abominables dissimulées sous ce silence! Bref, la paix du saint lieu fut, en ce triste jour, totalement abolie.
Vers le soir, toutefois, une accalmie se produisit par le fait d'une idée jaillie du cerveau de la sœur : O mon frère, saint Montan vient de m'inspirer un projet ! » — « Si l'inspiration vient de notre grand saint, reprit l'ermite, elle est bonne, sinon je m'en défie. » — « Défiez-vous à votre aise, mais écoutez. Allez trouver l'archevêque, puisqu'il le faut. Mais prenez un sac de nos poires chiches (poires desséchées pour manger durant l'hiver.) que je réussis si bien. Toutes les servantes de curés du voisinage m'en font compliment. Offrez ce sac à Monseigneur comme le don de notre pauvreté. Il verra par là que nous sommes loin d'être riches, loin d'avoir de l'argent en réserve. Ce don le disposera bien et peut-être n'exigera-t-il pas les comptes. » - « Vous avez raison cette fois, ma sœur, oui, je crois votre idée excellente. Je partirai demain matin. »
La nuit qui suivit apporta aux habitants de l'ermitage un peu de calme et de repos.
Aux premières lueurs du jour, l'ermite, déjà levé, s'agenouilla dévotement devant l'autel du saint qu'il servait, recommandant à sa puissante intervention l'heureuse issue de l'entreprise. Après un léger repas, il enfourcha son âne, porteur du sac, moins précieux par son contenu que par les espérances dont il était le symbole, et se mit en route, accompagné par sa sœur, qui voulait le conduire un bout de chemin.
Ayant marché quelque temps ensemble sans trop parler à cause de l'émotion qui les étreignait, le frère et la sœur prirent congé par un chaleureux baiser, scellant ainsi la renaissance de la paix et de l'amitié fraternelle. Puis la sœur regagna l'ermitage, les yeux humides, regrettant les dures paroles sorties de sa bouche, les excusant toutefois parce qu'elle-même avait été blessée.
Les jours s'écoulèrent nombreux : car, encore une fois, il y a loin de Saint-Montan à Trèves, antique métropole de la région montmédienne. Ne voulant à aucun prix mettre ses bonnes amies du voisinage au courant de ses affaires, la sœur de l'ermite avait répandu le bruit que son frère, malade, ne quittait plus le lit. D'autre part, il ne fallait pas que le concours fructueux des pèlerins fût interrompu. La pieuse fille prit donc entre ses mains les rênes du gouvernement spirituel. Elle-même remplissait dans la chapelle les fonctions de l'ermite, récitant les oraisons demandées par les pèlerins, recevant leurs offrandes, allumant les cierges par eux apportés. L'humble maison de Dieu était accoutumée du reste à la direction de cette femme que son lien étroit de parenté avec le prêtre élevait fort au dessus du rang des fidèles. N'était-ce pas elle qui ornait de fleurs champêtres l'autel et la statue de saint Montan? qui, la veille des fêtes solennelles, tressait de ses doigts habiles des guirlandes de feuillages qu'elle suspendait en gracieux festons, le long du parois du chœur et de la nef? Plus d'une fois, en l'absence de son frère, elle avait présidé, au pied de l'autel, les réunions des fidèles : on va jusqu'à dire que parfois, ne voulant point déranger le ministre sacré, elle bénissait elle-même, d'un geste cruciforme, les saints objets que se disputaient ensuite les pèlerins. Pour un peu, la bonne fille eût chanté la messe! Grâce à elle, l'absence du titulaire ne nuisait en rien aux intérêts du pèlerinage.
Chaque soir, la sœur se rendait sur une colline voisine, d'où son regard interrogeait anxieusement l'horizon. Un soir enfin, elle aperçoit au loin son frère, chevauchant sur l'âne qu'il stimule de son mieux. Elle se hâte d'accourir à sa rencontre et bientôt elle tombe dans les bras fraternels. Déjà elle a remarqué l'expression de joie illuminant le visage du pèlerin qui, du reste, la rassure vite : « Victoire ! ma sœur, s'écrie-t-il joyeusement. Victoire! nous avons réussi. » - « Ah! mon frère, que je suis heureuse! Heureuse de vous revoir ; heureuse du succès de votre voyage. Mais comment avez-vous si bien réussi ? » — « Ce ne fut pas sans peine. Ah! j'ai eu bien du mal d'arriver à Trèves par monts et par vaux; bien du mal de pénétrer jusqu'à Monseigneur le Prince Electeur à travers ses domestiques, ses gardes, ses grands appartements, dans le plus petit desquels notre maison de Saint-Montan paraîtrait comme un coffre. J'arrive enfin devant le prince, ému, tremblant, ne me sentant point la force de parler. Notre grand saint me donna du courage, car je dis sans me troubler : « Monseigneur, voici le pauvre ermite de Saint-Montan que vous avez mandé. Je vis bien chétivement avec ma sœur car les temps sont mauvais, la charité se refroidit, les pèlerins ne viennent plus comme autrefois. Et malgré notre misère, ma bonne sœur m'a prié de vous apporter un sac de poires chiches. Voici le carême ce sera un excellent dessert pour ce temps de pénitence. Ma sœur réussit très bien, du reste, la préparation de ces poires.» « Comment, mon frère, vous avez dit cela à Monseigneur l'archevêque? Ah! si mes amies le savaient, combien ne seraient-elles pas jalouses de moi! Heureusement, elles ne le sauront jamais. Je n'en réponds pas, reprit l'ermite, mais laissez-moi continuer. Le prélat répliqua : J'accepte volontiers votre présent, et, en mangeant ces poires, vrai régal de carême, je penserai au bon ermite de Saint-Montan, qui, j'en suis sûr, s'en est privé pour moi. Eh bien, mon ami, retournez à Saint-Montan, continuez à travailler à la gloire du bon saint, à faire l'édification des fidèles par vos vertus et par votre austérité. Là-dessus j'ai reçu la bénédiction de l'archevêque, baisé son anneau et me voici. - « Et les comptes? - Les comptes? il n'en fut pas question. J'aurais eu un second sac de poires à offrir, Son Altesse Electorale faisait mon âne docteur ! » Jamais plus, depuis ce jour, la paix de l'ermitage ne fut troublée.