Non loin des rives orientales du lac Léman, près de Noville, les eaux du Rhône et celles des canaux qui y affluent laissent émerger plusieurs îles recouvertes d'arbustes et de roseaux. Près de leurs bords, les nénufars étalent au printemps leurs glorieuses corolles. Un profond silence plane sur ces étendues vertes et marécageuses. Les voyageurs les parcourent peu. Seuls, quelques pêcheurs, chasseurs ou faucheurs, se rencontrent parfois dans ces parages solitaires et près de ces bois aimés des ramiers.
La tranquillité qui règne dans ces lieux n'est interrompue que par quelques bruits lointains ou par un bruissement, fait de plaintes et de soupirs, qui monte des roseaux agités par les vents. C'est d'abord un son doux et triste, puis un gémissement plus accentué, qui s'achève en voix étranges et parfois lugubres : c'est la voix des fenettes des îles, c'est-à-dire des petites femmes, fées ou nymphes cachées dans les îles et les marais du Rhône. Tantôt on les entend pleurer avec la brise dans les rameaux des arbres, tantôt elles crient et gémissent avec le sifflement des vents d'orage.
Ces hôtes mystérieux de la plaine, aux formes sveltes, aux traits fins, aux corps souples, aux yeux verts et aux longs cheveux, ne se laissent pas voir aisément. Mais lorsque leurs clameurs s'approchent, lorsque leurs gémissements semblent devenir plus distincts, le pêcheur se hâte de retirer sa ligne, le faucheur fait taire le bruit de sa faux, le chasseur s'éloigne avec prudence et chacun d'eux a bien soin de ne pas tourner la tête pour ne pas voir la fenette qui pourrait le poursuivre. Malheur en effet à celui qui aurait vu venir à lui une de ces petites fées sauvages, aux couleurs de roseaux! Il serait sûr de mourir dans l'année. Rencontrer une fenette et vivre plus d'un an ne se peut pas. Le charme qui se dégage de ces petits fantômes est d'une puissance mortelle. Les fenettes ont le « mauvais œil. »
Or, il n'y a pas si longtemps, c'était dans ce siècle-ci, on pouvait rencontrer à Noville une femme au visage étrange et défait; elle avait été fort belle autrefois, mais le chagrin d'avoir vu mourir celui qu'elle aimait lui fit perdre et son bonheur et sa beauté. Son fiancé, voulant un jour lui procurer un plaisir, ne craignit pas d'aller seul, un dimanche, du côté des îles du Rhône, dans le but d'y cueillir des nénufars. Comme il était occupé à se faire le plus splendide bouquet de ces admirables lis des eaux, il entendit tout à coup un cri douloureux, semblable à celui que pousserait une personne vexée et surprise. Il leva la tête et vit devant lui, émergeant des eaux, une « fenette » qui le regardait avec ses grands yeux verts. Saisi de peur et comme paralysé par l'émotion, le jeune homme resta tout d'abord immobile, tenant en main ses nénufars et fixant la petite fée, dont les regards fascinateurs paraissaient vouloir l'entraîner au fond des eaux. Pressentant le danger et se rendant compte de l'attrait mystérieux dont il commençait à subir l'influence, il se raidit avec effort, fit appel à toute son énergie, rompit le charme, se dégagea du magique pouvoir dont il allait être victime, et s'enfuit dans une course folle jusqu'à Noville. Il venait d'aborder les premières maisons du village; il allait mettre le pied sur le seuil de la demeure de sa fiancée, lorsque celle-ci le vit tout à coup chanceler et tomber mort sur le sol. Dans un dernier râle, elle put l'entendre s'écrier deux fois, avec une expression d'indicible frayeur : « Lei fénetta!.. lei fénetta! »
La pauvre fille ne put supporter une douleur aussi vive que soudaine. On la vit pâlir et maigrir; elle devint bizarre et sombre. Tantôt elle restait des journées entières muette comme une morte; tantôt on l'entendait rire ou chanter avec frénésie une mélodie amoureuse que lui avait dite souvent celui dont la mort avait pour toujours éteint sa joie et troublé sa raison.
Dès lors, dit-on, jeunes gens et jeunes filles, les couples amoureux spécialement, se méfient des beaux nénufars qui fleurissent sur la surface des eaux, car sur leurs corolles blanches veillent les fenettes. En outre, rares étaient autrefois ceux qui osaient errer, le soir d'un vendredi ou d'un dimanche surtout, dans la solitude sauvage des marais et des îles du Rhône.