Le pays de Toul produit un petit vin gris, qui monte vite à la tête et brille dans le verre comme un rubis.
C’est donc ce bon pays de Toul, plus spécialement le petit village de Lucey, que Saint Vincent, patron des vignerons, décida un jour de visiter. Il se promena longuement à travers les vignobles, remarqua avec satisfaction que les ceps étaient d’une belle venue et bien taillés, que les grappes s’annonçaient charnues et que la terre était bien labourée. Approuvant le travail de ses protégés, il se dit :
— Excellents, ces vignerons de Lucey ! Ils sont dignes de ma protection.
Dans la campagne, personne ne l’avait reconnu. On le prit pour un voyageur ou un flâneur curieux.
Fatigué de sa marche, Saint Vincent voulut se reposer. Il avisa une maison à l’entrée du village, frappa, mais personne ne lui répondit. Alors, le Saint poussa la porte et entra.
Dans l’âtre, une flambée de sarments achevait de se consumer. Saint Vincent y jeta une nouvelle brassée, qui pétilla joyeusement.
Sur une étagère, il aperçut une cruche remplie de vin.
Un instant, il hésita. Devait-il se conduire avec tant de sans-gêne dans la maison d’un pauvre vigneron ? Bah ! il rendrait au centuple ce qu’il avait pris !
Saint Vincent se versa donc une belle rasade de vin, qu’il but par petites gorgées, humant le parfum délectable du cru.
— Fameux vin, se dit-il. Il vaut bien ceux d’Espagne et d’Italie.
Mais soudain, son attention fut attirée par le chant d’un oiseau grisâtre, qui s’était perché sur un échalas près de la fenêtre. Saint Vincent, attendri, écoutait sa mélodie et lui accorda un regard fraternel. Mis en confiance, l’oiseau, qui avait reconnu le Saint, s’approcha et, par petits bonds successifs, poussa la familiarité jusqu’à se poser sur sa main.
De plus en plus émerveillé, Saint Vincent contempla la terne livrée de l’oiseau, dont l’œil rond brillait de malice.
— Qui es-tu ? lui demanda-t-il.
— Je suis la linotte de vigne, répondit l’oiseau. C’est moi qui réjouis le vigneron, courbé sur les ceps.
— Et que me veux-tu ?
— Grand Saint, gémit l’oiseau, je viens me plaindre auprès de toi d’une injustice. Depuis Noé, c’est moi qui veille fidèlement sur la vigne. Mais en récompense de mes bons et loyaux services, je n’ai pas encore reçu la moindre décoration. Regarde mon plumage. Il est d’un gris terne. Je n’ai pas la chance de porter le plastron orangé du rouge-gorge. Je n’ai pas l’éclatante cocarde du chardonneret. Le rouge-gorge, tu le sais bien, a été décoré par le Christ lui-même. Le chardonneret est l’oiseau national de cette province. Quant à moi, personne n’a songé à me distinguer.
— C’est vraiment fâcheux, répondit Saint Vincent. Que faut-il faire pour toi, pauvret ?
— Justice, dit la linotte, dont la voix s’enflait.
— As-tu soif ? demanda Saint Vincent. Viens boire un peu du vin de cette vigne que tu surveilles si fidèlement.
Saint Vincent tendit alors la cruche, et l’oiseau se pencha sur le bord. Il voulut plonger son bec dans le délicieux breuvage, mais il glissa, et sa poitrine alla effleurer la surface du liquide. Saint Vincent le rattrapa juste à temps et le tira de sa fâcheuse position.
Mais, ô prodige, la gorge de la linotte avait pris la couleur bleutée du vin et cela formait une collerette merveilleuse.
— Tu peux partir, maintenant, lui dit alors le Saint. Tu as obtenu ta décoration.
Aussitôt, l’oiseau s’envola, remerciant le Saint de sa bonté.
Et depuis ce jour, la linotte de vigne conserve cette belle tache lie-de-vin, qui la distingue de tous les autres oiseaux.