Le souvenir de Charnacé (Jacques-Philippe de Girard de Charnacé, seigneur du Fresne, lieutenant de la première et plus ancienne compagnie des gardes françaises du corps, né en 1640 et mort en 1720) est encore très vivace dans le pays d'Auverse, où il a laissé la réputation d'un seigneur exigeant, difficile et violent, très redouté pour sa cruauté et pour ses nombreuses fredaines et facéties, qui s'exerçaient le plus souvent sur ses sujets. Il passait pour un vert-galant fameux, et l'on retrouve encore le dicton que :
La tradition populaire nous a transmis l' histoire de la maison du tailleur, déplacée en une seule nuit. Voici , telle qu' elle a été racontée, cette histoire :
Charnacé avait une avenue superbe à son château du Fresne, mais elle était défigurée par la maison d'un de ses sujets, tailleur de profession, qui n' avait pas voulu consentir, malgré ses offres ni ses menaces, à la lui céder.
Un jour, Charnacé envoie chercher cet artisan, lui disant que, mandé d'urgence à la Cour, il lui faut une livrée pour le lendemain, et qu' il est si pressé qu'il ne veut pas que le tailleur sorte du château avant que l'ouvrage soit fait. Celui-ci y consent et se met à travailler. Pendant qu'il est occupé, Charnacé fait prendre avec la plus scrupuleuse exactitude le plan de la maison et du jardin du tailleur, le détail des pièces intérieures et jusqu'à la position des ustensiles ; il fait ensuite démonter l'édifice, emporter tout ce qu' il contient et remonter la maison, telle qu'elle était au juste dedans et dehors, à une certaine distance à côté de son avenue, fait replacer tous les meubles et ustensiles dans leur position, rétablit le petit jardin, et, en même temps, fait disparaître toute trace de la maison sur son emplacement primitif. Tout cela est exécuté avec une grande diligence et une habileté parfaite, et bien avant que la livrée du tailleur ne soit terminée.
Enfin, celui-ci ayant fini son ouvrage, Charnacé l'amuse jusqu'à la nuit noire, le paie et le renvoie. Le tailleur se dirige tranquillement vers l' endroit où il sait se trouver sa maison, mais, très étonné, il ne voit aucun édifice ; croyant s'être trompé, il revient sur ses pas, ne trouve rien, pousse plus avant et avec le même insuccès ; il se frotte les yeux de stupéfaction, et la nuit se passe sans qu'il puisse ressaisir ses esprits et savoir s'il rêve ou si c'est bien la réalité. Le jour arrive enfin et est bientôt assez clair pour qu'il puisse apercevoir distinctement tous les détails environnants ; il revient à l' endroit où sa modeste propriété doit, d'après lui, se trouver : plus de maison, plus de jardin, les arbres eux-mêmes qui les avoisinaient sont évanouis ; il se croit le jouet d' une hallucination et se demande si le diable n'a pas passé par là. Enfin, à force de porter sa vue de tous les côtés, il aperçoit à une grande distance de l'avenue, un édifice offrant le même aspect extérieur que celui lui appartenant ; il ne peut croire que cela soit le sien, mais plus il approche, plus la construction ressemble à sa maison ; tout ahuri, il présente cependant sa clé à la serrure, ouvre sa porte, entre, reconnaît tous les objets qui lui sont familiers à leur place habituelle, et il est convaincu que c'est un tour de sorcier.
Bientôt la risée du château et du bourg l'instruisent de la nature du sortilège ; furieux, notre tailleur veut plaider, demander justice à l'intendant, mais partout on se moque de lui. Le roi lui-même, apprenant cette odyssée, s'en réjouit fort, et Charnacé conserve son avenue libre.