Heureux les mortels qui naissent en un jour privilégié ou sous une bonne constellation! La bonne étoile qui aura éclairé leur entrée dans le monde illuminera ensuite tous les sentiers de leur pèlerinage terrestre.
Tel fut, au siècle dernier, le sort de Dietrich, le célèbre montagnard de la Grande-Riedera, domaine situé au pied de la Berra. Rusé de bonne heure, il eut la malicieuse pensée de naître au milieu d'une nuit des Quatre-Temps. La récompense ne se fit pas attendre. Avant même de savoir bien distinguer son père de sa mère, il n'avait qu'à ouvrir les yeux pour apercevoir tout un cortège d'êtres surnaturels : lutins et esprits follets, nains et gnomes se plaisaient à danser autour de son berceau.
D'où venaient-ils tous ? Pourquoi recherchaient-ils tant sa société ? Lui-même l'ignorait. Sans se préoccuper de ce problème, il se plaisait à les voir folâtrer; il les encourageait par ses regards et ses sourires, et ses petites mains applaudissaient à leurs évolutions et à leurs grimaces.
L'un d'entre eux lui inspirait une affection particulière. Chaque jour il se montrait et chaque jour il s'amusait gaîment avec le jeune enfant. C'était un lutin domestique, plus éveillé que les autres, plus espiègle et plus divertissant. Une ceinture bleue flottant capricieusement et une calotte rouge sur la tête le faisaient discerner entre tous ses compagnons. Dietrich lui jura un amour éternel et les deux se promirent bien de ne se quitter jamais.
Tout marcha à souhait pendant quelque vingt ans. L'esprit ne refusait aucun service. A la maison comme au chalet, dans la plaine comme à la montagne, partout il déployait une complaisance bien admirable. Un grand poète lui a décerné ce certificat aussi flatteur que mérité :
C'est lui, dans la nuit, qui chemine
De la grand'salle à la cuisine,
De la laiterie au cellier,
Du fond de la cave au grenier,
Partout trottant quand minuit sonne,
Sans se laisser voir à personne.
Il monte en boîtant l'escalier :
Ses pas pesants le font plier.
Ou bien, suivant son gai caprice,
D'une rampe à l'autre il glisse.
Comme tout travail mérite son salaire, l'esprit était traité comme un enfant gâté. Chaque soir, il recevait la plus grosse cuillerée de soupe, le plus tendre morceau de pain, la plus fraîche tasse de lait, voire même le verre de liqueur le plus parfumé.
Vraiment tout cela était trop beau pour durer indéfiniment. Soit que les soucis de la vie eussent altéré la bonne humeur de Dietrich, soit que le caractère du lutin fût devenu plus bizarre, soit que toute familiarité trop longue finisse par fatiguer, des contestations surgirent enfin entre les deux inséparables. Un soir, ils se trouvaient ensemble dans un chalet. Comme la température était froide, un bon feu avait été allumé dans l'âtre. Le vacher entretenait le foyer, tantôt retirant une bûche inutile, tantôt en ajoutant une autre. Le petit drôle faisait de même, imitant tous les mouvements de son maître. Etait-ce ruse ou complaisance mal comprise ? On ne sait. Quoi qu'il en soit, énervé par ce jeu de mauvais aloi, Dietrich se fâcha, saisit un tison enflammé et chassa de la cuisine l'importun domestique.
Plusieurs semaines s'écoulèrent ensuite et le malin n'apparaissait plus. A vrai dire, le montagnard se repentait de sa brutalité et s'ennuyait dans sa solitude. Un jour, il plaça sur le seuil du chalet un baquet de crême aromatique comme pour inviter son ami d'enfance à revenir et à renouer les bonnes relations d'autrefois. Ce procédé réussit. Voilà Dietrich et son lutin plus liés que jamais et renouvelant sur l'autel de l'amitié les serments d'une fidélité inaltérable.
O inconstance du cœur des grands hommes et du cœur des petits nains! Trois belles journées ne furent qu'un long acte d'amour, puis tout à coup éclata une dispute qui devait être irréparable.
Tous deux étaient dans une grange et préparaient le foin pour le troupeau. L'un voulait être trop prodigue et l'autre trop avare. Le singulier serviteur avait tort, car, que lui importait cette distribution? Mais, plus il était coupable, plus il s'irrita contre son patron. Soudain, il saisit une fourche et se précipite vers Dietrich. Celui-ci n'a que le temps de s'esquiver en répétant ces deux mots sur un ton de malédiction: Traître! Ingrat! Lancé avec une vigueur inusitée, l'instrument meurtrier va se briser contre la muraille de l'étable; les trois pointes pénètrent dans la pierre et jamais nulle force n'a pu les en arracher.
Après une telle scène, il ne fallait plus songer à une réconciliation. Au reste, quand il s'arrêta dans sa fuite et qu'il regarda en arrière, l'armailli vit un nuage noir envelopper le lutin, l'élever dans les airs et l'emporter au loin, dans la direction de Villarimboud.
Désolé de cette définitive rupture, Dietrich, dit-on, en perdit l'esprit, mais c'est là sans doute un grossier mensonge colporté sur les ailes d'un méchant jeu de mot.