Là-bas, dans le Burgerwald, non loin de Montévraz, habitaient autrefois des hommes extrêmement petits. Leur taille et la couleur de leur figure les faisaient nommer les nains gris. Etres étranges, ils étaient tantôt visibles, tantôt invisibles. Ils séjournaient d'ordinaire dans les crevasses et les rochers; rarement ils se montraient aux autres mortels.
Dans ces mêmes temps reculés, Jean Aeby, un vieillard à cheveux blancs, demeurait dans une maison éloignée, appelée la Gomma, à la lisière de la grande forêt qui appartient aux bourgeois de Fribourg. Sa femme, également courbée par l'âge, restait sa fidèle compagne. Deux chèvres fournissaient le lait nécessaire à leur entretien; des pommes de terre, du pain et du fromage complétaient leurs modestes repas.
Un soir, au milieu des rigueurs d'un hiver froid et sombre, tout à coup une voix claire cria devant la cabane: « Jean Aeby, dis à Appele – c'était le nom de sa femme – qu'Appela – c'était le nom de sa belle-mère – est morte.
A ces mots, notre homme épouvanté distingua un léger bruit dans un angle de sa chambre: un esprit invisible passait dans l'appartement, pleurant et sanglotant si bas qu'à peine on l'entendait. Bientôt après tout redevint calme et silencieux.
Tout épouvanté par cette visite du lutin, Jean Aeby se coucha de bonne heure. Vers minuit, il se réveilla en sursaut. La même voix argentine retentissait pour la seconde fois et parvenait lugubre et effrayante jusqu'à ses oreilles : « Jean Aeby, dis à Appele qu'Appela est morte ! »
Jean s'élança de son lit, courut à la fenêtre, l'ouvrit rapidement, mais à l'instant il recula de terreur. Que vit-il? De nombreux nains passant mystérieusement sur la prairie couverte de neige et tristement éclairée par une pâle lune. Les uns portaient de courts manteaux noirs; d'autres tenaient des torches à la lumière vacillante. Les femmes semblaient revêtues comme celles des villages allemands, quand elles assistent à un enterrement et que de longs mouchoirs blancs cachent à moitié leur visage. Les derniers nains s'avançaient portant un cercueil sous le poids duquel ils paraissaient succomber. Tous les membres du noir cortège poussèrent un gémissement sépulcral, puis ils disparurent dans la forêt voisine. Pendant quelques minutes encore, des sons plaintifs s'élevèrent dans les airs, puis ils se perdirent tout à fait dans le lointain.
Jean Aeby était comme pétrifié par la peur. Le souffle froid du nord le saisit, il frissonna. En même temps, une odeur nauséabonde, comme celle d'une viande gâtée, sembla s'exhaler d'une tombe et pénétrer toute sa personne. Il referma la fenêtre. A moitié gelé, il rentra dans son lit de plume. Sa femme, n'ayant cessé de ronfler bruyamment, n'avait rien aperçu.
Le lendemain matin, quand le chevrotement de ses chèvres affamées l'arracha à son long sommeil, il entendit heurter à la porte. Il ouvrit. Un messager le salua en disant : « Loué soit Jésus-Christ! Votre beau-frère Jost, de la Gauglera, m'envoie vers vous pour vous annoncer que, la nuit dernière, Appela, votre belle-mère, est morte subitement d'apoplexie et qu'on l'enterrera demain à Dirlaret. » Les nains avaient donc dit la vérité.


