Ainsi chanta Ulrich de Schwyz. Les chefs de l'Uchtland se réunissent pour applaudir à son chant, car le nom d'Albert d'Autriche leur est également odieux. Après ce barde, Beroldigen d'Uri répéta l'histoire de Tell qui provoqua mode nouveaux applaudissements. Tysselbach d'Obwalden rappela les hauts faits de Stront Winkelried et surtout sa lutte avec l'affreux dragon. On ne fut point surpris, quand le tour vint à Henri de Hunenberg, de l'entendre redire la prise du Rotzberg. Les bardes de l'Uchtland célébrèrent enfin les tristes destinées de la puissante Maison de Glâne, les exploits des Zehringen, le siège de Payerne et les actes éclatants des ancêtres. Mais quand le ménestrel d'Arconciel préluda sur sa harpe quelques accords mélancoliques, alors tous les yeux se fixèrent sur lui avec une vive attention. Sa jeunesse et ses infortunes inspiraient un grand intérêt. Herman a vu le jour sur les hauteurs dont le pied baigne dans l'impétueuse Sarine, dans le château où régnait autrefois la race des barons d'Arconciel, aujourd'hui l'objet des regrets de l'Uchtland, comme elle fut jadis sa gloire.
Ces rochers sauvages sont féconds en poétiques souvenirs. Dans les temps anciens, des chefs puissants, ne connaissant d'autre droit que la force, déploient leurs tentes sur ces cimes et couvrent bientôt de citadelles menaçantes les deux rives de la Sarine. Dieu seul sait toutes les scènes tragiques dont elles furent le théâtre. Aujourd'hui ces fiers paladins ont suspendu leurs cottes de mailles et leurs massues sous des toits plus pacifiques. Mais leurs cœurs indomptés battent encore contre leurs cuirasses, leur sang bouillonne pour le combat, leurs paroles sont menaçantes comme leurs glaives. Ils voient en frémissant l'étendard de la liberté flotter successivement sur toutes les sommités des Alpes et surgir autour de leurs castels des cités peuplées d'hommes libres, qui bravent leur puissance.
Herman avait grandi sous le toit hospitalier du château d'Arconciel, et sa jeunesse s'était nourrie de l'étude des Minnesänger. Il chantait le grand vautour des montagnes, dont les serres puissantes enlèvent le veau et la brebis, les avalanches qui écrasent les villages et les torrents orageux qui submergent les vallées. Herman fut l'ami et le confident du jeune Conon d'Arconciel. Il connaissait sa fidélité pour l'infortuné Jean de Souabe, seigneur de Fribourg, et ses amours avec la belle Isaure, fille du châtelain d'Illens. A l'entrée de la nuit, ils traversaient tous deux dans une barque le torrent qui sépare les deux castels, et tandis qu'Herman faisait la sentinelle, Conon soupirait une romance au pied de ces tours massives, dont on voit encore les débris. Quand une lueur soudaine venait éclairer la petite fenêtre ogivale, ce phare d'amour annonçait à l'amant qu'il était écouté.
Ecoutez, vaillants ménestrels, écoutez, mon chant vous dira la chute d'un noble manoir et la mort funeste de deux amants. Jamais sujet plus triste n'inspira le barde des Alpes.
Pourquoi Conon n'a-t-il point paru la veille? Pourquoi ses accents mélodieux ne sont-ils pas montés jusqu'à la chambre d'Isaure? Elle s'en inquiète, elle ouvre la fenêtre et jette un long regard sur Arconciel. Tout y est encore silencieux. Cependant des signes menaçants se succèdent sur divers points. L'astre des nuits, prêt à quitter l'horizon, prend une teinte rougeâtre. Distraits dans leur sommeil, les corbeaux font entendre des croassements plaintifs, et le coq d'Arconciel, adjoint à la garnison du château en temps de paix, annonce l'aube avant l'heure. Bientôt une rumeur vague, croissante et sinistre se confond avec le murmure de l'eau qui ronge la grève. Tout à coup un cavalier se précipite, bride abattue, vers le grand fossé d'Arconciel. Il sonne du cor et on lui répond du haut des tours. Isaure le voit entrer. Que veut le messager si pressé, si matinal ? C'est sans doute un défi qu'il apporte, car bientôt le son éclatant de la trompette guerrière frappe les échos de la Sarine. Un horrible cliquetis de chaînes retentit aux portes du castel, c'est la lourde herse qui tombe derrière le pont-levis, comme aux jours des grands périls. Des soldats apparaissent aux créneaux de toutes les tours et l'acier de leurs armures reflète les premiers rayons de l'aurore. Conon les range à leurs postes respectifs. Oui, c'est lui. Isaure le reconnaît à l'audace de son allure, à la grâce de ses mouvements, ainsi qu'au panache azur qui orne son casque.
Cependant l'alarme se répand. Mille bouches répètent que Fribourg, toute dévouée à l'Autriche, a joint ses troupes à celles de la cruelle Agnès pour punir les complices du régicide, et Conon était l'ami du prince Jean. Le tocsin sonne dans tous les villages. Ependes, Sales, Farvagny, Praroman, Sénèdes et les deux Marly s'émeuvent et envoient de nombreux vassaux au secours du suzerain. L'intrépide sire de Treyvaux les commande. Parmi les seigneurs bourguignons, il n'en est point qui ait voué plus de haine aux empereurs germaniques. Mais Illens se sent menacé du même danger qu'Arconciel et les précautions à prendre l'empêchent de porter secours à son allié.
L'ennemi ne se fait pas attendre. Isaure monte sur la terrasse du donjon, d'où la vue peut découvrir le roc où l'orgueilleuse cité des Zæhringen est assise. Elle voit des bataillons armés sortir de ses portes et se diriger vers Arconciel. C'est bien l'aigle de l'Autriche qu'elle distingue sur le drapeau, mais aux couleurs qui parent le chef, elle reconnaît le terrible Maggenberg, avoyer de Fribourg. Un pigeon, fidèle messager des cœurs, s'ébat auprès de la donzelle d'Illens. Sur le billet qu'il porte, elle lit : Je suis trahi. Les vainqueurs implacables du tyran m'ont atteint. Je combattrai sous tes yeux, ô ma bien-aimée, et si je succombe, mon dernier soupir sera encore pour toi.
Haletante, éperdue, la vierge se prosterne et invoque le Ciel. Ses yeux suivent toutes les phases du siège, tous les mouvements de l'intrépide Conon. Bientôt les murs séculaires s'écroulent sous les coups des catapultes fribourgeoises. Le castel s'embrase, les assiégés faiblissent, se font égorger ou se rendent. Conon seul résiste encore et se fait un rempart des cadavres ennemis. Jamais il n'a connu la fuite. Mais tout à coup le spectre lamentable de Rodolphe de Wart se dresse devant ses yeux. S'exposera-t-il à une mort cruelle et ignominieuse ? Il voit Isaure qui l'appelle. Son parti est pris. D'un saut il s'élance sanglant et tout armé dans la mugissante Sarine. Mais les inflexibles destins trahissent son courage, et il expire dans les flots avant d'atteindre la rive protectrice.
Vers le déclin de ce jour affreux, la Sarine rejetait deux cadavres sur la plage. Hélas! nos yeux ont vu, nos mains ont touché le couple infortuné, naguère plein de vie, d'esprit et d'amour. La mort s'est chargée des apprêts de la noce. Elle a reçu leur serment et préparé dans le lit des eaux leur couche nuptiale. Femme lâche et cruelle! ni les aumônes que tu répands, ni les églises que tu fondes, ni l'hypocrite austérité que tu affectes, ne pourront expier tant de forfaits. Les mânes de tes victimes t'attendent sur le seuil du sépulcre et te préparent le châtiment redoutable dû aux tyrans.
Non loin d'Arconciel, on voit une antique et illustre abbaye. Vingt seigneurs reposent sous ses voûtes ogivales. Chacun d'eux a sa tombe dans le lieu consacré. Là gisent aussi les orgueilleux barons d'Arconciel, le visage découvert, enveloppés d'acier anglais, de drap mortuaire, et tenant encore en main leurs épées menaçantes comme pour provoquer les morts au combat. Tout à coup les antres gothiques retentissent de chants funèbres, le temple s'illumine, une chapelle ardente s'ouvre dans les profondeurs de la crypte. Les moines s'avancent d'un pas grave et solennel, et deux cercueils descendent lentement dans ces caveaux, dernier asile des grandeurs humaines. Conon et Isaure! vos noms, chers au barde de l'Uchtland, resteront gravés sur les ruines majestueuses d'Arconciel et d'Illens!


