Le Père Romuald d'Hauterive se promenait rêveur sur les bords de la Sarine. C'était le matin, aux premières heures d'une belle journée d'été qui succédait à une nuit orageuse. L'air était pur et limpide, les oiseaux chantaient dans les bosquets, l'herbe semblait croître visiblement dans les prés verts, la nature entière paraissait rejeter le lourd manteau de pluie qui avait pesé sur elle.
Le bon religieux était tout absorbé par ce beau spectacle. Il oubliait même un verset qui avait ému son âme peu d'instants auparavant, à l'office de Matines: Mon père et ma mère m'ont abandonné, mais le Seigneur m'a recueilli. Son regard considérait tantôt les campagnes fleuries, tantôt les eaux encore agitées de la rivière. Tout à coup il voit un objet étrange que les ondes emportent lentement. Il s'approche, il distingue mieux, il reconnaît un berceau. A cette vue, il comprime les battements de son cœur, puis, à l'aide d'une longue branche, il attire à lui le frêle esquif. O surprise! voici un petit enfant, profondément endormi, comme s'il reposait encore sur les genoux maternels. Aussitôt le mot du prophète revient à l'esprit du moine : Mon père et ma mère m'ont abandonné! C'est vrai, pense l'homme de Dieu, mais d'autres les remplaceront: je serai moi-même ton père et je te trouverai une mère.
Cette singulière découverte fut un événement dans l'histoire monotone du couvent. Toute la communauté voulut voir de ses yeux ce nouveau Moïse et implorer sur lui les bénédictions paternelles de Dieu.
L'enfant, que personne ne réclama, fut confié au dévouement de la femme Sallin, à la ferme d'Hauterive. Son mari, le brave Colin, heureux de concourir à une bonne œuvre, promit de traiter le nouveau venu comme les jeunes membres de sa propre famille, Louise, Pierre et Jean.
Le lendemain, on célébra le baptême à l'église d'Ecuvillens. Louise était marraine, son oncle, Joseph Sallin, était parrain; l'enfant fut nommé Joseph.
Passons à la hâte à travers la première période de son existence. Objet des meilleurs soins, il se développa rapidement. Elevé dans la crainte de Dieu, il devint une source de consolation pour ses parents adoptifs et pour Dom Romuald, qui l'instruisait avec un zèle couronné d'un prompt succès. Intelligent et laborieux, Joseph inspirait les meilleures espérances d'avenir. Cependant une vague mélancolie se trahissait parfois dans sa manière d'agir. Il aimait peu la société, il s'amusait rarement avec ses camarades, il préférait la solitude. Souvent, le dimanche, il s'en allait seul errer à l'aventure dans les forêts ou rêver avec tristesse au milieu des ruines des châteaux .d'Illens et d'Arconciel. Si le temps était mauvais, il se retirait volontiers dans la chambre la plus calme de la maison pour faire une lecture grave et intéressante. Aucun livre ne lui était plus agréable que l'Histoire des Pères du désert. Le soir, il racontait lui-même ces sévères légendes et semblait envier le sort des Paul, des Antoine et des Pacôme. Comme le monde lui cachait son père et sa mère, ne voulait-il point, à son tour, se dérober aux regards du monde pour s'enfermer dans quelque retraite ?
Il était dans sa quinzième année lorsque Hauterive l'accepta comme aide-cuisinier. Trois ans plus tard, il revêtit l'habit des Frères et s'engagea par des vœux simples à suivre la règle des Cisterciens. Pieux et docile, laborieux et intelligent, il plaisait aux bons moines et paraissait lui-même se plaire dans ce milieu si fervent. Reconnaissant envers tous ceux qui avaient eu pitié de son infortune, il ne négligeait rien pour leur être agréable. Ainsi se resserraient chaque jour les liens d'un attachement réciproque et tout promettait, en apparence du moins, que la mort seule serait capable de séparer un jour ceux qu'un étrange destin avait unis.
Un matin, toute la communauté d'Hauterive est agitée le Frère Joseph a disparu! Telle est la nouvelle qui court de cellule en cellule le long des froids corridors. Nul ne l'a vu sortir, nul ne sait le motif de son départ. Le Père Romuald, en lui causant la veille, l'avait trouvé plus triste que d'habitude, mais aucun mot n'avait trahi le moindre projet de fuite. Enfant trouvé, enfant perdu! pensait le pauvre moine tout chagriné. Il s'efforça de consoler la famille Sallin, mais lui-même était inconsolable. Eh quoi! se. disait-il, celui qui devait être le soutien de ma vieillesse en sera donc la grande épreuve ! Pourquoi une telle calamité est-elle réservée à mes cheveux blancs?
Le Frère Joseph était bien parti. Malgré mille recherches, on ne sut jamais ce qu'il était devenu. Peu à peu on l'oublia ou bien on y pensa moins. Le Père Romuald et la femme Sallin en parlaient encore souvent, mais leur sacrifice était fait ils n'espéraient plus le revoir ici-bas. Quinze années s'écoulèrent sans apporter le moindre éclaircissement au mystère ni le moindre beaume aux âmes meurtries.
Un jour, Jean Sallin, fils du charitable Colin, dont nous avons fait plus haut la connaissance, s'en alla visiter les grottes de la Magdeleine. Le vieil ermite, si populaire dans toute la contrée, était mort l'hiver précédent, mais un jeune homme d'une quarantaine d'années l'avait remplacé. Nul n'avait appris son nom; son origine et le passé de sa vie étaient également une énigme. Quoique poli envers les étrangers, il s'entretenait peu et ne répondait que vaguement aux questions concernant son histoire personnelle. Lui-même n'interrogeait personne; il ne voulait rien savoir du monde, le monde ne devait rien savoir de lui.
Jean pensait être reçu froidement comme tous les autres pèlerins. Il salua l'anachorète, mais celui-ci, sans lui répondre d'abord, le fixa longuement, longuement, d'un regard pénétrant, avec des yeux qui bientôt se mouillèrent de larmes. Toute sa personne était surexcitée; un combat intérieur se livrait. Triomphera-t-il de son émotion ou prononcera-t-il un mot, un mot qui soit toute une révélation? Cette lutte étrange, à laquelle Sallin ne comprenait rien, dura deux à trois minutes, lorsqu'enfin, impuissant à comprimer plus longtemps les battements de son cœur, l'ermite se jeta dans les bras de son ami en disant : Jean Sallin! Jean Sallin!
Ce cri suffit. Cette voix, Jean la reconnut, car il l'avait si souvent entendue. Son émotion n'en fut que plus vive, car il ne pensait guère au compagnon de ses premiers jeux, et cette parole lui avait rappelé toute son enfance, toute une partie de sa jeunesse. La joie de se retrouver fut réciproque, car les deux, presque du même âge, élevés par les mêmes parents, s'étaient constamment aimés d'une affection fraternelle. Aussi, cette fois, l'ermite oublia son vœu de silence. Que de nouvelles à se communiquer! que de problèmes à résoudre! Bien vite, il fallut s'informer de tous les bienfaiteurs d'autrefois. Heureusement, tous étaient encore vivants. Même le Père Romuald continuait à psalmodier les louanges de Dieu, mais il ne tenait plus à cette terre que par un fil bien faible et bientôt il succomberait sous le fardeau de ses quatre-vingts ans.
A cette nouvelle, le Frère Joseph réfléchit. La nature ne reprendra-t-elle pas ses droits? « Je venais, se dit-il, d'ouvrir mes regards à la lumière d'ici-bas, quand ce serviteur de Dieu m'a recueilli, puis il m'a traité comme son enfant. La gratitude filiale me commande de le revoir, de lui expliquer la cause de ma disparition et peut-être bientôt de lui fermer les yeux, ces mêmes yeux qui ont vu mon berceau flottant sur les eaux troublées de la Sarine. Oui, j'irai et le reverrai. »
Il confia son intention à Jean, qui applaudit, insista et réussit à entraîner le jour même son camarade d'autrefois jusqu'à Hauterive. Ici, d'abord, personne ne le reconnut, car Joseph avait encore grandi, il avait perdu les belles couleurs de ses vingt ans, il était pâle, maigre et élancé, une chevelure inculte recouvrait sa tête et une longue barbe retombait jusque sur sa poitrine. Quand il se fut nommé avec une émotion facile à deviner, toute la communauté se réjouit et commença à fêter son retour. De son côté, la famille Sallin le choya comme si elle eût retrouvé un fils bien-aimé longtemps perdu; le parrain aussi fut invité et il ne manqua pas d'embrasser son filleul comme il l'avait fait, près de quarante ans auparavant, au jour du baptême à Ecuvillens.
Quant au Père Romuald, lorsqu'on lui eut dit « Joseph est retrouvé! » il eut d'abord une sorte d'éblouissement, de vertige, puis il balbutia plusieurs fois comme cherchant à comprendre un rêve Joseph est revenu! Ah! celui dont j'ai sauvé le berceau accompagnera ma dépouille mortelle jusqu'au tombeau! Ah! le commencement et la fin! Oui, je le reverrai avant d'expirer! Dieu veut nous réunir ici-bas avant de nous réunir là-haut où les parents reconnaissent leurs enfants. Oui, je le reverrai et je dirai: Nunc dimittis.
Il en fut ainsi. Dès que le vieillard fut assez préparé pour recevoir cette visite, objet de ses désirs ou cause de ses regrets pendant quinze ans, Joseph entra et se jeta dans les bras du moine. Leurs larmes coulèrent abondantes et tous les témoins de cette scène pleurèrent aussi d'attendrissement. On eut dit Jacob revoyant le meilleur de ses fils et pouvant à peine croire à la réalité de son bonheur.
Quand les autres religieux se furent retirés, le Père Romuald et le Frère Joseph s'entretinrent longuement dans l'intimité. Quel secret l'ermite pouvait-il cacher à celui qui avait ressenti à son égard toutes les délicatesses de l'amour paternel? Il expliqua donc loyalement les motifs de sa fuite: « Mes parents, dit-il, m'ont abandonné dès ma naissance. Quels qu'ils soient, ils ont ainsi péché gravement et j'ai voulu prendre sur moi leur faute pour l'expier. Cette vie, qu'ils m'avaient donnée et qu'ils ont failli me ravir ensuite, devait donc être une vie de pénitence. C'est pourquoi je me suis condamné à fuir toute société, à m'enfermer dans les solitudes, à me cacher dans les cavernes. Plus tard, quand j'ai appris par hasard la mort de l'ermite de la Magdeleine, j'ai demandé à lui succéder afin d'avoir habituellement sous les yeux ces mêmes eaux de la Sarine chargées autrefois de m'engloutir et qui ont eu comme pitié de ma faiblesse et de mon innocence. Longtemps j'ai préparé mon départ, mais je ne pouvais vous en avertir, car votre charité, en me retenant ici, aurait contrarié ma vraie vocation. »
Le disciple de saint Bernard ne put qu'admirer la noblesse de ces sentiments et approuver la conduite de ce fils d'adoption. Mais son cœur souhaitait une dernière grâce: sentant approcher le jour de son trépas, il pria l'ermite de rester quelque temps au couvent et de lui parler souvent de ses pèlerinages, de ses mortifications, de ses souffrances, en un mot, de la rude carrière qu'il avait embrassée. Le bon Joseph fut heureux de satisfaire ce désir d'un infirme et d'un malade. Son séjour à Hauterive ne fut pour tant pas long, car deux semaines après sonna pour le Père Romuald l'heure dernière. Joseph l'assista pieusement, entendit sa dernière parole « On se retrouvera là-haut », reçut son dernier soupir, lui ferma les yeux, constamment obsédé par cette pensée de David signalée ailleurs: Mon père et ma mère m'ont abandonné, mais le Seigneur m'a recueilli par les mains de ce religieux!
Le lendemain, il accompagna à sa dernière demeure le corps de son meilleur bienfaiteur, pleura amèrement, puis, ayant pris congé de la communauté et de la famille Sallin, il s'achemina seul, triste et rêveur vers sa froide habitation.
Quelques années plus tard, en 1670, les pèlerins étaient nombreux à la Magdeleine, à l'occasion de la fête du 22 juillet. De deux à trois lieues à la ronde, on était venu pour prier dans ce modeste oratoire et apporter une aumône au nouveau Nicolas de Flüe. Le Frère Joseph se dévouait comme d'ordinaire, n'oubliant personne et adressant une parole de consolation à tous les affligés. Comme il passait près d'un groupe de paysans, il remarqua des figures graves, des auditeurs très attentifs qui entouraient un brave campagnard. Il surprit quelques mots et tressaillit: berceau, orage, Sarine. Maîtrisant son émotion, il se détourna, mais bientôt il s'approcha et trouva un prétexte pour prier le narrateur d'entrer dans sa pauvre cellule.
— « Il paraît, lui dit l'anachorète, que vous racontiez tout à l'heure une histoire bien intéressante.
– Intéressante et vraie, répliqua le pèlerin. Toute la contrée en parle, mais vous, vous n'êtes pas de ce monde et vous ne savez rien. Oui, je suis bien retiré de la société, mais je suis encore curieux. Votre récit pourra aussi me distraire un instant. »
Alors le paysan s'exprima ainsi : « La semaine dernière, une vieille femme est morte dans ma maison, à Domdidier. Depuis près d'un demi-siècle, elle était folle, mais, dans sa dernière et courte maladie, elle avait des moments de parfaite lucidité. Un soir, elle m'a rappelé que, jeune fille, elle était domestique chez mon frère Jacques Godel, à Onnens. Un jour, dit-elle, celui-ci était devenu père, mais comme son épouse était morte en couches, il m'avait commandé de prendre l'enfant et de l'apporter chez sa sœur, à Treyvaux. Je partis, je passai par Corpataux, je m'engageai sur la passerelle, mais les eaux étaient si hautes et le vent si violent que je fus précipitée dans la rivière. Qu'arriva-t-il ensuite? je n'en sais rien. Je me souviens seulement que, voulant me retenir à l'un des câbles, je laissai échapper de mes bras le précieux fardeau. Je poussai un cri de terreur, dernier détail qui me revient à la mémoire. Qu'est devenu l'enfant? Il fut sans doute englouti dans les flots. Si quelque miracle l'avait sauvé, on le reconnaîtrait à une petite tache brune dessous l'oreille droite. »
A ces mots, l'ermite interrompant subitement son interlocuteur, lui dit : « Assez ! assez ! je sais le reste de l'histoire : vous êtes mon oncle, embrassez votre neveu! » et il se jeta dans les bras du vieillard tout bouleversé de cette découverte. Pour bien prouver son identité, le Frère Joseph se contenta de montrer la tache brune, puis son cœur filial demanda aussitôt des nouvelles de son père.
« Votre père vit encore, sous le même toit où vous êtes né. Vous y trouverez ses fils et ses petits-fils et vous apparaîtrez au milieu d'eux comme un envoyé de Dieu, comme l'enfant du miracle. »
Le lendemain, l'ermite partit pour Onnens. Pour la première fois de sa vie, après cinquante ans d'existence, il allait enfin voir son père. Quel beau jour pour l'un et pour l'autre !
A la première nouvelle de la découverte de son fils, Jacques Godel crut que sa propre raison s'égarait, car il ne comprenait rien à de tels récits, mais quand il pressa Joseph sur son cœur palpitant, une voix intérieure lui dit : C'est lui! c'est lui! Aussi surprise, émotion, joie, gratitude envers Dieu, tous ces sentiments débordèrent de ces deux âmes enfin mises en en contact, mais nulle plume ne saurait les décrire. Quelle fête pour toute la famille et même pour toute la paroisse, car chacun voulait voir l'ermite, « l'enfant trouvé », comme on disait.
Joseph fut invité à rester à la maison paternelle. Il n'accepta pas, car Dieu lui avait donné une vocation qu'il devait suivre, mais souvent il revint à Onnens et plus souvent encore il reçut à la Magdeleine la visite de quelque parent. Le reste de sa vie ne fut plus qu'une longue action de grâces envers le Seigneur. Enfin, parvenu à une extrême vieillesse, il s'endormit en disant : « Je m'en vais dans la maison de mon père ! »