Si l'on dressait une liste des chasseurs les plus adroits et les plus audacieux, Hercule Chilier de Lessoc occuperait dans ce catalogue une place d'honneur. Enfant d'une vaillante génération du XVIe siècle, il n'avait point son égal en intrépidité et en adresse.
A lui pensait notre poète aveugle, Ignace Baron, quand il rédigeait cette strophe:
Poursuivre les aiglons sur les plus hautes cimes,
Bondir comme un chamois au travers des abîmes,
Glisser comme un serpent sur le flanc du rocher;
Dans le fond des forêts chasser le loup rapace,
Courir comme l'air dans l'espace :
Voilà les rudes jeux qu'aimait tant ce vacher.
Tel était notre chasseur. Mais, ce qu'on remarquait aussi en lui, c'était son horreur de la société. Etre mystérieux, il préférait les ombres de la nuit à la lumière du jour. Quand les ténèbres étendaient sur la terre leur voile noir, il se retirait dans les forêts, s'y reposait quelques heures, puis, dès que la cloche d'une église voisine annonçait minuit, il jetait dans les airs un sifflement aigu en introduisant deux doigts dans la bouche, et aussitôt une demi-douzaine de chiens bien dressés se présentaient à lui pour recevoir ses ordres. Alors commençait la chasse qui durait jusqu'à l'aube.
Pendant ce temps, les armaillis d'alentour étaient craintifs et tremblants, car la visite, la rencontre, l'approche même de ce disciple de Nemrod portait malheur. Traversait-il un pâturage avec sa meute furieuse, le lendemain l'herbe était moins savoureuse. Passait-il auprès du chalet, les vaches avaient un frisson et donnaient au matin un lait moins parfumé. Un pâtre imprudent étant resté dehors pour entrevoir à la clarté douteuse de la nuit cet étrange personnage, il en reçut comme de loin un vigoureux coup de crosse de fusil et tomba en poussant un cri d'effroi. Ses compagnons n'osèrent point sortir pour le secourir; ils le trouvèrent plus tard évanoui et grièvement blessé.
Plus Chilier se faisait craindre des hommes, moins il craignait Dieu. Pour lui n'existait point le devoir de la sanctification des dimanches et des fêtes. S'il ne chassait point pendant le jour, il en profitait pour préparer ses excursions nocturnes. Quand les fidèles prenaient le chemin de l'église, il aiguisait son gros couteau, consolidait sa gibecière et polissait ses armes. Parfois, au milieu de la messe, le recueillement des chrétiens était soudain troublé par une forte détonation : c'était Hercule qui essayait ses engins meurtriers, et non le curé qui éternuait.
La justice de Dieu l'attendait dans l'exercice criminel de sa profession. Un matin de Pâques, blotti au contour d'une roche, il guettait un innocent chevreuil quand une pierre détachée des hauteurs par quelque chamois effrayé vint le frapper à la tête et le faire tomber sans vie dans un abîme. Au même moment, les pieux villageois, la conscience déchargée du fardeau des péchés, recevaient dans le modeste oratoire le Dieu des vivants et des morts.
On retrouva le cadavre; on le sortit tout sanglant de cette profonde excavation. Autour de lui gisaient les ossements de nombreux animaux tués autrefois par l'audacieux chasseur. Désolés d'une fin aussi tragique, craignant avec raison pour le sort de son âme, les parents voulaient du moins confier à la terre bénite son corps mutilé. On alla donc chercher un cheval pour l'amener jusqu'au cimetière qui entourait la chapelle de la Daouda. Le cortège funèbre se mit en marche, mais bientôt le pauvre animal s'arrêta, comme accablé par une fatigue insurmontable, suant à grosses gouttes et dressant les oreilles comme en présence d'un péril imminent. En vain on l'encouragea en le caressant, en vain on le frappa rudement, en vain on voulut alléger le fardeau en poussant le char: il resta cloué sur place par une force mystérieuse.
– Dieu le veut ainsi, dirent enfin les témoins consternés de cette scène; ici doit être sa dernière demeure.
Là donc on creusa une fosse; on y déposa les restes de l'infortuné. Trois fois la pelletée de terre jetée par le curé rebondit sur le cercueil, à la grande terreur des assistants. Enfin on planta auprès une pauvre croix en bois et chacun se retira ému.
Après cette lugubre inhumation, longtemps la contrée fut troublée. Selon la croyance populaire, ce lieu de sépulture était frappé de malédiction. Les enfants n'osaient s'en approcher, les grandes personnes ne passaient qu'en se signant trois fois. La nuit, disait-on, des lumières apparaissaient soudain; on y voyait un fantôme menaçant; des cris de désespoir sortaient des profondeurs du sol; au jour anniversaire de son trépas, le chasseur se montrait sous un extérieur infernal terrifiant. Enfin, pour apaiser la colère divine, de charitables parents firent célébrer approximativement autant de messes que le coupable s'était absenté de fois de l'église les dimanches et les fêtes. Quand cet acte de réparation fut terminé, le calme se rétablit sur la tombe de celui qui avait tant profané le jour du Seigneur.


