Oui, même là-haut, au pied de Jaman, on peut y rencontrer quelque esprit, parfois celui des habitants, le plus souvent celui d'êtres mystérieux qui échappent à tout regard et à toute poursuite. Des âmes en peine ou des génies malfaisants se plaisent dans ces solitudes et ces ravins, dans le voisinage des montagnes et loin du tumulte des villes.
L'un de ces derniers avait élu domicile dans une maison écartée, perdue seule au milieu des champs, non loin de l'Hongrin. Il n'était point trop méchant, mais plutôt rusé et folâtre aux dépens de la famille qui lui accordait une hospitalité forcée. Il aimait à se récréer en dérangeant ces braves gens dans leurs travaux quotidiens. Si la cuisinière répandait deux fois le sel dans le potage, si, le dimanche matin, elle jetait son livre d'Heures au lieu du jambon dans la marmite, si le jeune homme trop pressé pour assister à la messe confondait cravate et jarretière, si le vieux père buvait un verre d'huile pour un verre de gentiane, si la mère ensorcelée introduisait deux pieds dans le même bas ou entourait de deux bas le même pied, il n'y avait qu'une voix pour dire : C'est l'œuvre du maudit esprit.
La nuit surtout, il s'amusait à troubler le sommeil de ses hôtes. Soudain on entendait tomber sur la toiture une lourde pierre qui bondissait et rebondissait; une autre fois, c'était le bruit du tambour se répercutant d'une chambre à l'autre comme pour inviter à courir aux armes; tantôt les vaches à l'écurie poussaient des beuglements plaintifs et répétés; tantôt enfin un veau mal attaché recouvrait sa liberté, caressait un instant une porte mal fermée qui s'ouvrait, puis venait voir comment dormaient ses maîtres. Ceux-ci, peu sensibles à une attention si délicate, l'accueillaient mal et lançaient un gros juron contre l'intolérable espiègle, cause de tout le mal.
Cependant ses plus chères délices consistaient à contrarier les relations très cordiales du domestique avec la servante. Colin et Louise s'adressaient-ils des paroles très douces, aussitôt l'importun poussait un cri aigu qui les faisait tressaillir. Une main se tendait elle pour en saisir une autre, un petit coup frappé sur les doigts par un bourreau invisible empêchait toute familiarité. Un rendez-vous était-il fixé pour un tel moment et à tel endroit, un obstacle ne manquait pas de surgir et vainement l'un attendait l'autre. pendant des heures longues comme des siècles.
C'est à ces exploits du lutin que songeait l'un de nos poètes nationaux, quand il disait :
Il les poursuit, il les précède;
Il est partout;
Il les irrite, il les obsède,
Assis, debout.
Tantôt petit, tantôt énorme,
Nain ou géant,
Changeant de lieu, changeant de forme,
En se jouant.
Parfois sur l'herbe, entre les fraises,
Glissant, rampant...
Ses deux yeux gris semblent deux braises,
Yeux de serpent...
Puis il va siffler dans l'oreille
Du gros garçon,
Qui rêve encor, rêve et sommeille
Sous un buisson.
Une telle situation, on le devine, ne pouvait se prolonger. Toute patience humaine a ses bornes, même celle des âmes tendres. Un beau soir, Colin et Louise, empêchés de suivre leur vocation, jurèrent à leur ennemi une guerre à outrance. Qu'il parte ou qu'il périsse! telle fut la sentence.
Pour l'exécuter, on eut recours au curé de Montbovon. Dans certaines contrées plus hantées que d'autres par des êtres du monde surnaturel, chasser le malin n'est qu'un jeu pour le clergé. Muni de l'étole et de son rituel d'exorcismes, le bon prêtre se rendit donc chez ses paroissiens désolés. A son approche, un gros vent secoua toute l'habitation. Quand il commença les prières liturgiques, un éclair en zig-zag l'aveugla d'abord et un sec coup tonnerre retentit. Chacun se signa. Le dernier combat était engagé, mais il fut court. Quand l'ecclésiastique dit: Par Jésus-Christ Notre-Seigneur! un cri lugubre, perçant, produisit un frisson général. Alors tout rentra dans le silence, mais plus bas, dans l'Hongrin, l'eau bouillonna d'une façon étrange. L'esprit s'y était réfugié, dans un sombre entonnoir, sous un noir bloc constamment aspergé par les flots courroucés du torrent,
Où vont nicher par compagnies
Les noirs choucas,
Où les esprits et les génies
Font leurs sabbats.
Aujourd'hui, à l'heure où nous traçons ces lignes, le proscrit n'a pas encore quitté, dit-on, cet humide asile, puisque la rivière n'est pas limpide comme autrefois et que nul n'ose boire à cette place, de crainte de s'empoisonner ou d'avaler l'esprit dont il n'a pas besoin.


