Le chevalier Gilgen était assis silencieux et pensif dans son château de Lorch, dont on découvre non loin d'Assmannshausen les vieilles ruines. Approchant de la vieillesse, il repassait sa vie si agitée d'autrefois, et réfléchissait à l'insuccès de ses peines et de ses efforts.
Jeune homme il avait été à la terre promise avec Brömser de Rudesheim et s'y était distingué en combattant pour la conquête du saint sépulcre. A son retour il avait épousé une orphéline pauvre mais belle, à qui il vouait une tendresse sans exemple. Hélas, cette épouse lui fut enlevée au bout d'une année de félicité parfaite et au moment qu'elle donnait le jour à une fille qu'il conserva et qui eut le nom de Gerlinde.
Afin de s'étourdir en quelque sorte sur cette perte, il s'était immiscé dans les querelles et les guerres de ses voisins, combattant, pour ses amis, pendant plusieurs années. Les suites n'en furent que trop fatales pour lui. Il y laissa sa fortune, et fut obligé de se contenter des revenus modiques du château féodal. Il se retira donc, tout découragé, de la société, rien ne l'attachant plus à ce monde, si ce n'est son enfant chérie à laquelle il voua tout son amour et tous ses soins. Il avait ainsi passé plusieurs années monotones, lorsqu'un jour il eut la visite d'un ermite dont la cabane se trouvait dans les montagnes voisines et que tout le monde désignait dans le pays comme sorcier. Celui-ci eut l'art d'éveiller dans le chevalier misanthrope le goût de la Chiromancie, de l'Astrologie judiciaire et de la Nécromancie. Au bout de quelques visites du frère, Gilgen ne connut rien de plus agréable que les leçons qu'il recevait dans ces divers arts. Le chevalier avait l'espoir qu'au moyen de la Magie noire il se mettrait en rélations avec le monde spirituel, et qu'il aurait ainsi la connaissance des endroits qui récèlent des trésors connaissances qu'à cette époque on recherchait avant toute autre et qui, à en croire les récits populaires, donnait des résultats brillants.
Gerlinde cependant ne demeurait pas moins l'idole et la joie de son père. Au fond ce n'était que pour elle qu'il aspirait à l'argent, à la fortune. Il aurait voulu que, riche héritière, elle fût devenue un jour l'objet des désirs des jeunes chevaliers, ainsi qu'elle promettait déjà de l'être par sa beauté et par ses grâces. Ses charmes corporels commençaient déjà à se développer, dès sa treizième année, d'une manière surprenante. Elle paraissait avoir hérité de sa mère et les formes harmonieuses et les vertus du coeur. Une disposition à la mélancolie ne rendait que plus intéressants les traits de sa douce physionomie.
C'était une soirée de printemps, lorsque le chevalier, ainsi que nous l'avons déjà dit, était assis silencieux et pensif dans son grand fauteuil. Le frère venait de le quitter. Des opérations magiques de toute sorte avaient été faites en vain pour découvrir l'endroit de la montagne où, suivant une vieille tradition, devait se trouver enfoui un grand trésor. Le chiromancien toutefois lui avait assuré en partant, qu'il réussirait sans doute à découvrir cet endroit dans sept jours au plus tard, au commencement d'une éclipse totale de la lune; mais le chevalier n'en doutait pas moins de la réussite, plusieurs promesses semblables du sorcier étant restées sans résultat.
Il faisait un temps âpre et désagréable; le vent sifflait autour des donjons et des bastions du fort, fesait tourner les girouettes sur leurs pivots et chassait les nuages. La nature entière semblait se soulever, et c'est à grand peine qu'on entendait à cette heure indûe le cor du veilleur. Les sons du cor ayant rétenti, un valet entra dans l'appartement disant qu'il y avait devant la porte un petit homme singulier qui réclamait l'hospitalité pour la nuit. Le portier, continua-t-il, hésite à laisser entrer cet être bizarre et fort étrange, et désire les ordres du chevalier. Celui-ci curieux de voir cet hôte, se rendit lui-même à la porte et vit à la pâle lueur de la lune qui par moments déchirait les nues :
Un hommelet petit et drôle
D'un manteau de feu se drapant,
Qui laissait flotter sur l'épaule
Ses blancs cheveux au gré du vent.
Un bonnet jaune à triple floche
Très-large au bas, étroit au fond,
Couronnait quasi sa caboche,
Sans cacher les rides du front.
Il fendait l'air de sa baguette,
Je ne sais quels mots marmotant,
Au Cobold qui fouille ou furète
Il était en tout ressemblant.
C'était précisément de ce peuple de gnomes ennemis, que l'anachorête avait déjà prévenu le chevalier de se défier; celui-ci apostropha donc l'importun rudement: „Que voulez-vous ?" „L'entrée," cria-t-il, „je désire un morceau à manger et l'hospitalité pour la nuit; demain je poursuis ma route et je vous récompenserai de votre charité.“ „Non, non,“ répliqua Gilgen fort étonné de la voix de Stentor de l'étranger, „je n'admets point de pareille engeance au château. Vous seriez l'homme à m'ensorceler mes bestiaux, à m'enlever, par les airs mon grain et mes oeufs, et à jeter un charme sur ma personne même pour me récompenser. Allons partez vîte, réjoignez les gens de votre acabit, et ne m'importunez pas davantage." Ce disant, il referma la fenêtre et rentra, et le nain, marmotant quelques mots dans sa barbe, disparut dans le bois.
Le lendemain matin Gilgen partit pour la chasse et ne revint que vers midi. Il apprit à son grand effroi que Gerlinde était disparue. Partie seule pour un tour de promenade, elle n'était pas rentrée, et en dépit des recherches des valets on n'était point parvenu à la retrouver. Aussitôt tous les hommes durent se mettre à cheval et parcourir la contrée en tous sens. Le chevalier lui-même ne craignit ni fatigue ni faiblesse; il monta son meilleur coursier, courut par monts et par vaux, battit les champs et les forêts en appelant toujours sa chère fille. Arrivé près d'une montagne nommée le Kedricht, il rencontra un garçon berger auquel il demanda des renseignements sur son enfant. Le berger l'informa que vers midi il avait vu trois nains habillés de manteaux rouges amener sur un petit cheval une jolie fillette d'environ quatorze ans, et qu'ils avaient disparu avec elle sous les aulnes de la montagne. Transporté de douleur, Gilgen s'avança autant qu'il put du Kedricht et cria trois fois: „Gerlinde, où es-tu ?" A peine eut-il fait cet appel, qu'il aperçut sur la cime de l'insurmontable montagne conique son enfant lui tendant les bras avec amour. Mais derrière la fille se tint le même gnome qui, la veille, avait demandé l'entrée du château, et qui s'écria en ricanant: „Voilà la récompense de ton hospitalité.“
Qu'y avait-il à faire ? Il était impossible de franchir le rocher; personne jusqu'alors ne l'avait tenté, tout le monde sachant les dangers qu'on courait dans les crevasses des rochers. Le chevalier cependant voulut s'y frayer un chemin. Le lendemain il revint avec une foule d'ouvriers portant ciseaux, haches et marteaux; mais le roc résista à leurs efforts, et après s'être bien fatigués toute la journée, ils reçurent le soir une grêle de pierre qui les chassa. Désespérant de tout, et quoique la nuit fût déjà tombée; le chevalier se dirigea encore vers la cabane de l'ermite. Il raconta à celui-ci ce qui venait de se passer, et le vieillard se plongea dans une profonde réflexion; puis allumant un feu, il brassa de toutes sortes d'herbe une potion dont jaillirent des étincelles à chaque fois qu'elle fut remuée. Durant l'opération, le chiromancien prononça des mots inintelligibles. Il versa enfin le liquide dans un trou maçonné et des flammes de mille couleurs scintillèrent devant leurs yeux, tandis qu'il prononça encore à haute voix :
Du haut de ton trône de flammes
Daigne écouter ton serviteur,
Il vient t'implorer pour deux âmes;
De l'innocent sois le vengeur!
D'un chevalier, d'un gentilhomme
Les nains ont pris l'unique enfant,
Qu'il l'arrache au pouvoir du gnome
Qu'il la ramène triomphant.
Que ton pouvoir nous soit propice,
Dieu de la nuit! écoute nous,
Nous t'apportons en sacrifice
Un jeune bouc et deux hiboux.
Ayant ainsi terminé sa conjuration, il s'éleva dans la cheminée un bruit épouvantable; le vent siffla en sons aigus par portes et fenêtres, et le chevalier fut saisi d'horreur et d'effroi. Un moment après, le nécromencien marmota des sons distincts et le calme se rétablit aussitôt. Ensuite il dit à Gilgen: „Retournez chez vous, Chevalier, et espérez tout. Le même jour que je vous transmettrai un trésor, je pense délivrer aussi votre gentille fillette du pouvoir de ces nains traîtres."
Gilgen un peu plus rassuré retourna à son château et le lendemain matin l'anachorête vint lui annoncer, que le prince souterrain qu'il avait invoqué, lui avait répondu:
Monté sur sa noire monture
Chevalier noir apparaîtra,
En songe il a vu la figure
De celle qu'il délivrera.
Il fallut donc attendre le chevalier noir ainsi désigné. Vers le soir du troisième jour parut en effet un jeune chevalier étranger, équipé en noir, sur un destrier noir, et s'informant après une demoiselle toute jeune qu'il avait vue en songe et qu'il était destiné de soustraire à un grand danger. Concevez-vous la joie de Gilgen? Il fit à cet hôte nommé Ruthelme l'accueil le plus cordial; le lendemain au point du jour on vit les deux chevaliers se diriger vers la demeure de l'ermite, où il fallait se concerter sur tout, puis se mettre immédiatement après à l'oeuvre.
Tous les trois donc se rendirent sur une hauteur vis-à-vis du Kedricht, et en rampant entrèrent dans une caverne du rocher. Là, le magicien alluma un grand feu jetant dans la flamme une quantité d'herbeaux-magiciennes, tout en murmurant des formules d'exorcisme. Le chevalier Ruthelme devait se poster dans un cercle tracé sur le sol par le magicien; un moment après on s'aperçut d'un mouvement extraordinaire au fond de la caverne. A la lueur du feu flamboyant les chevaliers étonnés eurent une apparition merveilleuse:
De nains une foule innombrable,
Sortant des fentes du rocher,
Avec un fracas effroyable,
Vinrent à l'instant déboucher.
Chacun des nains blanc de figure
Portait habits amples et blancs,
Dans cette grotte presqu'obscure
Ils figuraient des sacs vivants.
Le chef, le plus grand d'entre eux, se présenta devant Ruthelme et s'inclinant sept fois jusqu'à terre, lui dit:
Es-tu de la gente pucelle,
Le libérateur valeureux?
Nous allons construire l'échelle,
Pour ton voyage périlleux.
Le chevalier ayant répondu „je le suis,“ les nains partirent incontinent pour la forêt. On n'entendit dès lors que marteler et scier que couper et ajuster. Le soir étant venu, le roi nain se présenta de nouveau devant le chevalier, disant:
L'ordre du maître des abîmes,
Et de l'empire souterrain,
Vient, par nos efforts unanimes,
D’être promptement mis à fin.
Qu'aucun trouble ne t'accompagne,
Franchis, chevalier valeureux,
Par sept cents dégrés la montagne,
Où t'attend l'objet de tes voeux.
Point ne te hasarde,
Trop légèrement,
Ta main sur la garde,
Va bien prudemment;
La horde ennemie,
Des roussâtres nains,
En veut à ta vie,
Redoute leurs mains !
A peine eut-il ainsi parlé, que tout l'essaim de ces charpentiers liliputiens se glissa de nouveau dans la caverne et disparut; mais leur ouvrage, l'échelle gigantesque était dressée contre la paroi escarpée du rocher. Le chevalier Ruthelme se disposa à monter, bravant tout péril; l'ermite lui mit au doigt une bague douée d'un pouvoir magique, lui recommandant de tourner le talisman en cas de danger. L'obscurité était descendue sur ces entre-faites, et ceux qui restaient en arrière passèrent la nuit dans le bois curieux de savoir le résultat du voyage aux échelles.
Mais non obstant son empressement et ses efforts, le chevalier ne put atteindre le sommet avant l'aurore. Ce ne fut qu'au moment où les brouillards du matin disparurent des vallées, qu'il se vit dans une plaine immense, couverte de jardins délicieux et de points de vue admirables. A peine en crut-il ses yeux, et son étonnement ne fit qu'augmenter à mesure qu'il avançait dans les parcs; car tous les fruits de la zône torride y venaient en abondance et avec une magnificence toute particulière. L'aventurier eut bientôt devant lui un château de cristal apparemment gardé par deux gnomes postés sur le péristile, lesquels, fort heureusement étaient endormis. Sans hésiter, il leur coupa aussitôt la tête, puis pénétra dans l'intérieur où il trouva le ravisseur de Gerlinde. Les deux champions s'emparent aussitôt de leurs armes, un combat acharné commence. Le nain attaque adroitement et avec vivacité, évitant les rudes coups de Ruthelme, mais ne sachant résister à la vaillance de son adversaire il a recours à la magie, et s'implante à l'instant sur les épaules du chevalier. Celui-ci s'empresse de tourner l'anneau et peut aussitôt ébranler son ennemi et le lancer à terre. Alors se précipitant sur le drôle et lui montrant la pointe de son poignard, il lui arrache le secret de la cachette de Gerlinde. Ayant ensuite percé le coeur du gnome, il court aux lieux qui devaient récéler la prisonnière.
Il traverse après cela une série d'appartements enchantés du palais magique sans rencontrer âme qui vive, et trouve enfin Gerlinde plongée dans un doux sommeil. Le chevalier ne se souvenait pas d'avoir jamais vu autant de charmes réunis. Tant de beauté le surprit et l'éblouit un instant, il n'eut pas le courage de troubler son repos. Enfin il éveilla la belle par un baiser, la priant de ne pas s'effrayer. Il lui dit qu'il était venu pour la délivrer et la ramener dans les bras de son père. La chère enfant crut rêver en entendant ces paroles de l'inconnu, et s'abandonna volontiers à la conduite du chevalier. Tous deux traversèrent alors la longue suite des appartements. S'y étant chargés des pierres les plus précieuses qui ornaient les chambres, ils entrèrent dans le jardin. A peine l'eurent-ils traversé, que jardin, château et beaux environs furent précipités dans l'abîme au milieu d'un horrible craquement, de sorte qu'il ne resta que la roche nue. Epouvantés ils se dirigent alors vers l'échelle qu'ils ont bien de la peine à descendre. Cependant la descente est heureuse et le père et sa fille se jettent dans les bras l'un de l'autre dans les transports d'une joie inexprimable.
Quelques semaines après cet évènement Ruthelme mena Gerlinde devenue son épouse à un superbe château qu'il possédait dans la basse-Franconie. Le père vendit le sien, et pour ne pas être solitaire il accompagna ses enfants. Les pierres rapportées du château étaient d'un prix inestimable. Dès lors le chevalier Gilgen se revit dans la plus grande prospérité, l'ermite eut une large part à ses bienfaits. Dans la contrée de Lorch il ne fut plus question des nains malicieux et méchants qui avaient fait tant de mal aux habitants de ce pays.