La légende singulière du chevalier Hakelberg, seigneur de Rodenstein, ne se trouve qu'en partie dans les Traditions rhénanes du conseiller Schreiber; mais nous en avons pu recueillir le complément dans un remarquable essai publié par la Quarterly Review sur les mêmes traditions.
Le burg de Rodenstein, dans l'Odenwald, était occupé, à l'une des plus rudes époques de l'ère féodale, par le vaillant chevalier Hakelberg. Jeune, il avait une figure gracieuse et belle, et pourtant il était redouté de tous ses voisins; c'est qu'il n'aimait que la guerre et la chasse, et que, disait-on, son cœur n'avait pas battu encore d'un sentiment tendre. On le savait si implacable dans ses vengeances, qu'on se disait tout bas qu'il était sous la puissance du démon.
Il vint à un tournoi où le comte palatin avait invité tous les barons du voisinage. Sa fière jeunesse et sa figure brillante fixèrent tous les yeux sur lui; dans les joutes, il démonta tous ses adversaires, comme il l'avait fait en cent autres occasions, et il reçut le prix du tournoi des belles mains de Marie, fille du comte de Hochberg.
Hakelberg, comblé d'applaudissements, fut frappé en même temps des grâces de l'aimable personne qui l'avait couronné publiquement. Né avec un cœur impétueux, il n'était pas de caractère à cacher sa passion; il la déclara à la jeune comtesse. Bien fait et renommé, il se vit accueilli. Il épousa Marie, et la conduisit en triomphe à son burg de Rodenstein.
Ce fut une joie générale dans la contrée que de voir le chevalier au cœur de fer subjugué enfin. Les premiers mois de son mariage furent pleins de bonheur. Marie paraissait avoir adouci l'humeur sauvage et turbulente de son époux; on ne le voyait plus rêver sans cesse à la chasse et à la guerre. Mais ses passions bouillantes reprirent bientôt le dessus. Dans une querelle avec un baron voisin par qui il se croyait offensé, il recourut aux armes, et il se prépara ardemment à l'attaque.
Sa jeune épouse pria, pleura, se désola, mais en vain. Le chevalier, emporté, lui imposa rudement silence, alléguant qu'il s'agissait là de son honneur. Il part donc armé. Marie, éperdue, s'était couchée pour le retenir à travers la porte du burg, en l'assurant qu'un pressentiment l'avait avertie qu'il ne reverrait pas le seuil de cette porte. Il la saisit, furieux, la repousse brutalement, monte à cheval et s'éloigne. La pauvre épouse cependant, tombée évanouie, accoucha avant terme d'un enfant mort et succomba elle-même, suivant son premier-né au cercueil.
Hakelberg ne savait pas cette double perte. Il se met en embuscade dans les épais taillis du burg de Schnellert, son ennemi, burg infesté d'esprits qui la nuit faisaient des rondes infernales avec grand fracas. Là, couché sur la mousse, le chevalier passe sans sommeil une nuit redoutable. Tout à coup il voit venir de Rodenstein, au-devant des esprits de Schnellert, un fantôme noir qui tient un enfant dans ses bras. Jusqu'alors inaccessible à la peur, il sent ses cheveux se dresser sur sa tête, car il reconnaît sa femme dans le fantôme. Elle est à l'instant devant lui avec les pâleurs de la mort, mais il retrouve bien ses traits. Elle se redresse avec lenteur et prononce ces mots d'une voix sépulcrale :
– Ma tendresse n'a pu qu'exciter votre fureur. Vous avez oublié ces droits sacrés qui me rendaient respectable à vos yeux ! Avec la mère vous avez conduit au tombeau notre enfant, doux espoir d'un bon père. Vous êtes au pouvoir de celui qui a le premier offensé Dieu; par lui et avec lui, vous serez puni; vous n'aurez point de repos, même après votre mort.
Jusqu'à la fin des temps vous errerez de montagne en montagne, et votre spectre sera dans ces villages l'annonce de la guerre et de la désolation.
Elle dit et disparaît; et bientôt le sort du chevalier est accompli. Il est blessé à mort dans le premier choc de l'ennemi qu'il guettait. On le porte mourant chez le châtelain de Schnellert. Il expire.
Il fut, il est vrai, inhumé en terre sainte; mais la prédiction de Marie s'accomplit en lui; son esprit errant est condamné à précéder les fléaux cruels; et, jusqu'à nos jours, dès que la guerre doit se lever, l'esprit de Rodenstein, qui semble avoir l'odorat du sang, six mois avant les hostilités, sort de son tombeau de Schnellert à la tête d'une grande troupe guerrière, punie comme lui. Les cris des soldats, le bruit des chariots, le galop des chevaux ardents, le son des tambours et des fifres, des cors et des fouets l'accompagnent toujours. Ce tumulte mystérieux remplit toute la contrée, fait frissonner le cultivateur, qui rentre chez lui à la hâte.
Rodenstein, dit-on, traversant les vallées et les forêts, se rend à son burg, où il veille à la garde de ses trésors enfouis, et séjourne là jusqu'à ce que les prières des peuples aient ramené la paix.
Six mois avant les traités, il rentre avec le même vacarme dans son repos du Schnellert.
On montre dans le hameau d'Oberkriesbach une grange par laquelle le chasseur sauvage, comme l'appellent les gens du pays, passe toujours quand il se rend à Rodenstein.