La route de Lille à Béthune n'a pas toujours fait un coude à l'extrémité nord du terroir de Sailly-la-Bourse, elle partait autrefois du moulin actuel de Bellenville, en serpentant à travers des mares et des fossés, droit au mont de Beuvry. Elle était, entre ces deux endroits, en bien mauvais état, pendant la saison pluvieuse, parce que le terrain y est marécageux et tourbeux.
Les habitants de Vermelles, de Cambrin et d’Annequin se rendant au marché de Béthune, devaient alors y transporter leurs produits à dos de cheval ou à demi-chargement de voiture.
Le coche qui y passait deux fois par mois, avait soin de prendre à La Bassée, au Cheval Rouge, deux bons chevaux de relais, et ses six chevaux flamands, aux jours pluvieux, avaient bien de la peine à franchir ce passage.
Or, en l'an 1493, la veille de Noël, une pluie fine et glaciale tombant toute la matinée, avait fondu la neige qui couvrait la terre depuis huit jours, et rendait cet endroit difficile et dangereux.
A cause des fêtes de Noël, le coche était bondé de voyageurs.
Deux chartreux, deux nonnes, et deux moines, emplissaient le coupé ; quatre bons marchands se serraient dans l'intérieur à côté de deux jeunes fiancés; l'impériale regorgeait de bagages et de marchandises.
Le phaéton, trompé par la lueur vacillante d'un feu follet, quitta la route empierrée et la voiture s'embourba. Sous le fouet et les jurons du conducteur, les chevaux se cabraient, frémissaient, piaffaient, mais le coche ne bougeait pas. Les hommes descendirent et délibérèrent. Les moines et les chartreux prirent chacun une roue, leurs bras nerveux se tendirent, les jantes craquèrent ; le coche ne bougea pas davantage. Les marchands et les religieux firent un suprême effort, mais encore en vain.
Que le diable emporte tout, dit le cocher, hors de lui même !, Quand les moines, les chartreux et les marchands voulurent rebrousser chemin, ils sentirent qu'ils s'enlisaient, que l'eau et la boue leur montaient jusqu'aux genoux. Les malheureux, désespérés, glacés d'effroi, s'enfonçaient toujours lentement, graduellement, fatalement.
Déjà l'enlisement gagnait leur poitrine, « Salva nos Domine. » dit une voix « Miserere mei, » dirent les moines. Et des lèvres brûlantes des marchands sortaient les noms bénis de fils et d'épouses.
Quand, vers minuit, entre deux nuages, la lune apparut, on ne vit plus que l'impériale du coche et des bras s'agitant convulsivement au-dessus de l'abime dans lequel les nonnes étaient descendues évanouies, et les fiancés endormis, rêvant à l'hyménée. La neige recommença à tomber pour couvrir les victimes d'un blanc linceul.
Deux pêcheurs qui tendaient près de là leurs filets, assistèrent pétrifiés à cette scène lugubre;
Ils coururent, revenus à eux mêmes, conter l'aventure à Beuvry. La foule venant de toute la contrée, ne vit au milieu du grand chemin vert, au lieu du sinistre, qu'une fontaine de plus de 200 pieds de tour, claire, bleue, ovale, semblable à l'æil immense d'un monstre souterrain guettant sa proie.
On voulut sonder la fontaine : tous les câbles de la contrée, bout à bout, n'en trouvèrent pas le fond. On voulut, pour leur donner la sépulture, pour leur dire les prières des morts, pour qu'un ami pût venir sur leurs tombes, arracher les victimes au gouffre béant; mais l'abime est sans fond, et, malgré tous les efforts, il n'a rendu ni un cadavre, ni un lambeau de froc.
On l'appela « la Fontaine hideuse ». Depuis ce jour lamentable, tous les ans, dans la nuit de Noël, de la onzième å la douzième heure, on entend sans cesse au fond de la Fontaine hideuse, claquer le fouet d'un postillon, et, les âmes pieuses voient dans une sorte de coche lumineux : Jésus dans la crêche, Joseph et Marie, l'âne, les bæufs, les bergers et l'étoile.
En la nuit de Noël de l'an 1875, j'ai entendu une heure durant le claquement d'un fouet au fond de la fontaine hideuse ; mais je n'ai pas vu Jésus dans la crèche. Il est si difficile à vingt ans d'avoir la grâce ! Toutes les vieilles qui étaient autour de moi l'ont bien vu.
Depuis quatre siècles, pas un brin d'herbe n'a poussé dans la fontaine, pas un poisson n’a fendu ses eaux, pas une goutte de son onde n'a été réchauffée par les feux des étés les plus brûlants. Tous les monts de la Savoie ne pourraient combler cet abime ! Tout le foin de la Normandie y disparaitrait en un clin d'æil, comme englouti par un monstre invisible !
Deux tourbiers sont perclus aujourd'hui pour s'être baignés dans la fontaine. Ils ne doivent la vie qu'à la précaution qu'ils avaient prise de s'être fait attacher par une corde à l'aide de laquelle on les retira du danger qu'ils couraient de disparaître aussi. Malheur à ceux qui se sont désaltérés à la Fontaine, ils n'ont jamais connu les joies de l'hymen, ou les ont oubliées s'ils les avaient éprouvées déjà : quelques gouttes de son eau glacent encore les plus férus d'amour.
Que de jouvenceaux prêts à aller à l'autel ont pris le chemin du cloître ou du monastère. Les abbayes de Gonnay et de Choques en comptèrent par certaines. Que d'amantes jalouses ont glacé, avec de l'eau de la fontaine, malicieusement, méchamment le coeur de leurs amants ! Le propriétaire actuel de l'ancienne abbaye de Choques a retrouvé en 1866 sous le taillis d'un bosquet formé sur les ruines des bâtiments de ce monastère, six pierres tombales en marbre blanc et en grès sculpté encore visibles aujourd'hui, de Francicus Pruvost, d'Andreas Dessain, de Ludovicus Gouillart, d'Elegicus de Baillencourt-Courcol, d'Ambroise Rattel et de Prosper Bonvalet, pieuse relique, morts dans cet asile de paix en odeur de sainteté, grâce à l'eau miraculeuse de la Fontaine hideuse, suivant l'épitaphe que je traduis du latin.
Depuis que cette source est là béante, la route de Lille à Bethune fait un coude à l'extrémité Nord du terroir de Sailly-la Bourse, les voitures ne passent plus par Werquin pour se rendre à Béthune, et les roseaux, la cigüe aquatique croissent dans les mares du Grand Chemin Vert qui partait, avant la Fontaine hideuse, d'Annequin au mont de Beuvry.