La légende de Simon le Maudit [Villers-Outréaux (Nord), Cagnicourt (Pas-de-Calais)]

Publié le 26 juillet 2023 Thématiques: Assassinat , Château , Chevalier , Croisade , Guérison , Jeune fille , Moine , Mort , Noblesse , Parricide , Protection ,

La princesse attaquée
La princesse attaquée. Source Midjourney
ajouter aux favoris Ajouter une alerte en cas de modification augmenter la taille du texte reduire la taille du texte
Source: Berthoud, Samuel Henry / Légendes et traditions surnaturelles des Flandres (1862) (9 minutes)
Lieu: Château de Cagnicourt (disparu) / Cagnicourt / Pas-de-Calais / France
Lieu: Château de Villers-Outréaux (disparu) / Villers-Outréaux / Nord / France

La fille de monseigneur Guy, sire de Villers-Outreaux, avait failli passer de vie à trépas durant une maladie qui la tint enfiévrée depuis le dimanche de Lætare jusqu'aux fêtes de Pentecôte.

La gente Alix n'en était revenue qu'à force de prières, et par le vœu que fit son noble père de prendre la croix et d'aller en Terre sainte guerroyer les mécréants, conjointement avec le roi de France, Louis septième du nom.

Le roi de France avait entrepris cette croisade pour expier la profanation qu'il avait commise des lieux saints, en faisant brûler dans une église treize cents personnes, lors du sac de Vitry en Pertois.

Dieu prit en miséricorde la douleur paternelle du sire de Villers-Outreaux, et rendit Alix à ses ferventes intercessions.

Quand la fièvre de la jouvencelle s'en fut départie, et que l'on vit, de retour sur ses joues, les roses de la santé, le sire de Villers-Outreaux songea à remplir son emprise en chrétien loyal.

Il vendit au sire de Gonnelieu, moyennant une grosse somme, le beau bois de vingt muids qu'il avait proche de son château, et au milieu duquel on voyait la ferme de Revelon. Il en réserva toutefois un muid dont il fit don à l'abbaye de Vaucelles.

Avec cet argent qui lui coûtait quasi la moitié de son patrimoine, Guy arma convenablement huit hommes d'armes et confia sa fille au vieux chapelain Pierre Beaumetz, homme de saint renom et féal à toute épreuve. Après quoi il alla rejoindre le roi de France, non sans tourner plus d'une fois ses yeux pleins de larmes vers les tourelles de son domaine, non sans se dire en lui-même : « Adieu pour toujours! las! ne reverrai onc ma tant douce petiote Alix! las! ne reverrai onc le lieu où gisent en paix les reliques de mes aïeux. »

Il y avait déjà quatre ans que monseigneur Guy de Villers-Outreaux s'était fait croisé, et nul ne savait encore rien de l'heur ou du malheur advenu au preux vieillard.

Cependant les choses n'allaient pas le mieux du monde en sa châtellenie. Parmi les seigneurs des environs, c'était à qui pillerait, sans vergogne et à qui mieux mieux, les domaines d'un absent et l'héritage d'une orpheline, ou peu s'en fallait, hélas !

Le chapelain réclamait de son plus haut auprès de monseigneur Alard : le bon prélat de Cambrai faisait serment de châtier les félons comme il leur était dû; mais la vieillesse a beau prendre de sages desseins, le bras lui fault toujours pour les mettre à exécution; et n'ayant cure des monitoires de l'évêque, les pillards n'en continuaient pas moins à prendre sur le domaine d'Alix tout ce qui se trouvait à leur guise: or, presque tout leur agréait.

Désespérant de garder à son seigneur le peu qui lui restait de sa châtellenie, le chapelain résolut de mettre Alix sous la protection du loyal et puissant Guillaume, sire de Cagnicourt, ancien ami et frère d'armes du sire de Villers-Outreaux.

Guillaume de Cagnicourt, après avoir guerroyé bien du temps aux côtés de son souverain l'empereur Frédéric I", était revenu dans le Cambresis depuis un mois au plus : sans quoi le chapelain n'aurait pas attendu jusque-là pour recourir à un pareil protecteur.

Pierre Beaumetz arriva donc un matin au châtel de Cagnicourt, et adjura monseigneur Guillaume de venir en aide à la fille de son ancien frère d'armes. Aux premières paroles du prêtre, le brave sire, ému de compassion, répondit qu'il fallait amener incontinent au château de Cagnicourt la jeune orpheline délaissée.

« Par le salut de mon âme! jura-t-il, je saurai bien faire qu'on ne ravage point de la façon que vous dites les domaines d'un croisé; j'appuierai si fort la pointe de ma lame sur la gorge de ces pillards, qu'ils dégorgeront en gros ce qu'ils ont dévoré en détail.

« Allez quérir votre damoiselle, bon et digne prêtre. Notre vertueuse épouse Isabelle de Béthencourt veillera sur elle comme il convient qu'il soit veillé à une fille de haut rang dont le père combat en Terre sainte. Que je sois tenu lâche et foi-mentie si je ne la traite ainsi que je ferais de ma propre fille! »

Le chapelain Pierre Beaumetz, joyeux comme il se comprend de reste, s'en alla dire vitement cette bonne nouvelle à la jeune dame, qui se mit en route à l'instant même pour Cagnicourt, tant il lui tardait de se voir en gîte sûr et bienséant.

Elle chevauchait avec grâce sur une haquenée blanche, et son voile relevé, tant à cause de la chaleur que pour écouter mieux les dires sages et les prudentes admonitions du chapelain, relativement à la conduite qu'il lui était séant de tenir au châtel de Cagnicourt... Tout à coup deux hommes à cheval parurent au bout de la chaussée.

En damoiselle bien apprise, Alix de Villers-Outreaux rabattit son voile et s'en couvrit le visage.

Les deux inconnus s'arrêtèrent tout court pour la voir passer plus à leur aise. L'un, jeune encore, paraissait de haut lignage, à en juger par ses éperons d'argent, et de mœurs déréglées, à en juger par sa face rouge de buverie. L'autre portait la livrée d'un veneur.

Non contents de cette avanie, ils se mirent à dire à voix haute des propos discourtois, et tels que le vin en met sur les lèvres.

Le chapelain les en reprit, comme il seyait, avec l'autorité d'un vieillard et d'un prêtre.

Malgré qu'il l'eût fait doucement et sans vouloir offenser, le visage du jeune sire s'empourpra de colère, et le veneur demanda depuis quand des clercs malotrus faisaient profession de prêcher, en grande voierie, les seigneurs de noble rang.

Le chapelain jugea, qu'il fallait clore au plus vite le dangereux entretien, et donna de l'éperon à son cheval afin de continuer. « Corbleu! dit alors le veneur, si j'étais un sire de bon lignage, cette jouvencelle ne s'en irait point sans payer la rançon d'un baiser sur les lèvres. »

Il n'en fallait point tant pour exciter son brutal maître. Saisir la bride de la haquenée, et faire serment que ni dame ni prêtre ne marcheraient un pas de plus sans se racheter au prix qu'il demandait, fut l'affaire d'un moment; et il disposa à prendre de force la rançon malséante.

Alix jeta des cris de terreur.

Le chapelain voulut venir à son aide et sauter à bas de cheval; mais il se prit le pied dans l'étrier, et son agresseur, donnant un grand coup de fouet à l'animal effrayé, lui fit prendre le galop à travers champ.

On entendit durant quelques instants les plaintes de Pierre Beaumetz; après cela on n'entendit plus que le galop du cheval, et le bruit sourd du cadavre qui se heurtait à chaque moment, soit contre une pierre, soit contre un arbre.

Alix était tombée sans connaissance dans les bras du jeune sire : il la contempla avec des yeux étincelants, et puis il l'emporta, aidé par son veneur qui montrait une joie exécrable.

Les vassaux de damoiselle Alix, ayant appris son prompt départ, voulurent voir encore une fois la bonne et douce maîtresse qui les avait tant de fois aidés en leur misère, se rassemblèrent pour l'escorter comme il convenait à une noble dame, et firent diligence afin de la rencontrer avant son arrivée au châtel de Cagnicourt.

Jugez de ce qu'ils éprouvèrent à la vue du chapelain gisant en lambeaux au milieu de la route!

Tandis qu'ils regardaient ce piteux spectacle dans un silence de terreur et de désespoir, ils oyèrent des cris étouffés.... C'était la voix de damoiselle Alix.

Ils coururent du côté d'où partaient les doléances. A la vue de cette foule, deux hommes remontèrent sur leurs chevaux et prirent la fuite, laissant là, meurtrie et déshonorée, la pauvre Alix de Villers-Outreaux.

Pendant que quelques vassaux se mettaient à la poursuite des coupables, on s'empressa autour d'elle, on lui prodigua des soins : elle ouvrit les yeux, prononça le nom de la sainte Vierge, poussa un grand soupir et rendit l'âme.

Vengeance!.... sus! sus! qu'ils soient occis! » telles furent les clameurs qui s'élevèrent de toutes parts: les uns coururent prendre des armes, les autres se joignirent à ceux qui poursuivaient déjà les meurtriers. Ils rencontrèrent, chemin faisant, un des leurs dont le cheval s'était abattu: « Je connais ceux qui ont fait méchamment trépasser notre maîtresse et le chapelain, cria-t-il du plus loin qu'il les vit venir.
Dites! dites!... qu'ils soient occis! répéta-t-on de toutes parts.
-C'est le jeune Simon de Cagnicourt et son infernal écuyer Amalric.
Qu'ils soient occis! qu'ils soient occis!... Au château de Cagnicourt!

Ces cris de vengeance arrivèrent jusques aux coupables, qui, pâles et demi-morts de frayeur, n'opposaient que la fuite au petit nombre de paysans qui les avaient atteints, les couvraient de boue et leur lançaient des pierres.

Ils leur échappèrent à la fin vers la nuit tombante, et parvinrent au château de Cagnicourt, dont ils firent abaisser et clore bien vite le pont-levis et la herse.

Surpris des clameurs qu'il entendait autour de son château, monseigneur Guillaume monta sur le rempart et s'enquit d'où venait pareille émeute.

Il ne l'apprit que trop tôt, à la vue de deux cadavres portés sur une civière par des gens qui tenaient des torches.

Monseigneur Guillaume, navré d'une douleur mortelle, fit abattre le pont-levis, et nu-tête, sans armes et pâle comme un trépassé, il s'avança parmi les gens de Villers-Outreaux. Chacun, à son aspect, se recula pour lui ouvrir un chemin, et garda un profond silence.

Le malheureux père dit à grand'peine ces paroles, que plus d'une fois interrompirent des sanglots amers:

« Il a été commis un grand crime: je le punirai, foi de chevalier! Oui, justice sera faite, justice exemplaire et satisfaisante! Départez-vous, braves gens, et laissez-moi faire. »

Alors monseigneur Guillaume rentra en son château, et les gens de Villers-Outreaux s'en allèrent en procession, portant les deux cadavres et chantant des prières pour le repos de leurs âmes. Nul ne mettait en doute que le loyal seigneur Guillaume ne tînt fidèlement sa promesse, et qu'il ne punit son fils ainsi qu'il était dû. Monseigneur Guillaume jamais n'avait dit un mensonge sa vie durant, et on le savait d'ailleurs aussi justicier sévère pour les crimes véritables que miséricordieux pour les fautes vénielles.

Monseigneur Guillaume, rentré dans le château par la poterne, se retira dans la chapelle et fit mander son fils. Simon, pour se donner bonne contenance et s'étourdir sur les actions de tantôt, avait, d'après les conseils de son veneur, bu à même d'une grande bottrine de vin.

Amalric le suivit, et se cacha derrière un gros pilier. Monseigneur Guillaume garda un moment le silence; puis, étendant les bras, il dit d'une voix basse et solennelle :
«Meurtrier et foi-mentie, lâche qui n'avez de valeur que pour occire des prêtres et violenter des femmes, qui fuyez en véritable couard devant un ramas de paysans, déchaussez vos éperons de chevalier, faites-vous raser la tête, et retirez-vous en un couvent de règle austère, pour y passer le reste de vos jours en pénitence! Je vais faire don de tous mes biens à l'abbaye de Vaucelles, pour qu'on y récite nuit et jour des prières à l'intention de damoiselle Alix et de son chapelain... Allez ; je vous donne ma malédiction en ce monde et en l'autre.

Enhardi par l'ivresse, Simon marcha vers son père et lui dit hardiment : « Vous n'en ferez rien. »

Le vieillard, irrité d'une pareille effronterie, frappa violemment de son gantelet le visage de Simon.

Hors de lui, le jeune homme tira son poignard, et en porta à son père un coup mal assuré. Monseigneur Guillaume tomba, quoique blessé peu dangereusement.

Mais il n'était pas encore à terre que le veneur Amalric s'élança sur lui d'un seul bond et lui brisa la tête d'un coup de hache.

Et puis, s'appuyant sur l'arme sanglante : « A présent, qu'allons-nous faire, sire de Cagnicourt? » demanda-t-il. Simon croyait se débattre dans un rêve horrible.

« La nuit est noire, continua le veneur excepté une sentinelle dont je me charge, personne n'a vu rentrer votre père, jetons cette charogne dans le fossé extérieur, et demain l'on dira que ce sont les gens de Villers-Outreaux qui l'ont occis.
«Faisons cela; oui, faisons cela, » repartit Simon d'un air stupide.

Amalric chargea le cadavre sur ses épaules, et Simon le suivit.

Ils franchirent le premier pont, dont Amalric avait eu soin auparavant de faire éloigner la sentinelle, et arrivés près du goufre qui se trouvait sous le deuxième pont-levis, ils précipitèrent le cadavre dans l'eau.

Mais, au lieu de s'enfoncer, le corps de monseigneur Guillaume resta debout et les bras étendus, comme s'il eût encore maudit son fils.

Simon voulut fuir, et s'élança sur le pont; mais à peine l'eut-il franchi que, sans comprendre comment cela se faisait, il se retrouva sur le bord du fossé et devant le terrible cadavre.

Il en arriva de même à chacune de ses nombreuses tentatives.

Quand il fit jour, on le trouva pâle, les cheveux hérissés, et fixant des yeux hagards sur le cadavre de son père, qui le maudissait toujours.

Chacun s'enfuit du château à la vue de cette effroyable merveille, et on cessa de l'habiter pendant plus de deux cents ans.

Bien longtemps après les événements contenus dans cette légende, et lorsqu'on se les rappelait à peine, la châtellenie de Cagnicourt échut par succession au sire Jacques Le Baudoin de Villers, chambellan héréditaire du Cambresis. Curieux de savoir à quoi s'en tenir sur les récits que l'on faisait du châtel abandonné, il y entra en compagnie du prieur de l'abbaye de Vaucelles.

Ils virent tous deux bien distinctement, au milieu d'un étang devenu presque un marais, le squelette d'un homme qui tenait les bras étendus.

Du haut du rempart, un autre squelette semblait le considérer dans une attitude de détresse.

Le prieur de Vaucelles récita des prières pour le repos de l'âme de monseigneur Guillaume de Cagnicourt. Après cela, il aspergea d'eau bénite les deux squelettes.

Ils tombèrent en poussière.


Partager cet article sur :