La légende la partie d'échec de Clairmarais [Clairmarais (Pas-de-Calais)]

Publié le 22 mai 2023 Thématiques: Abbaye | Monastère , Adultère , Assassinat , Château , Défi , Diable , Diable victorieux , Duel , Echange d'enfant , Joueur , Légende chrétienne , Moine , Mort , Noblesse , Parricide , Séduction ,

Abbaye de Clairmarais
Abbaye de Clairmarais. Source Havang(nl), CC0, via Wikimedia Commons
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Source: Berthoud, Samuel Henry / Légendes et traditions surnaturelles des Flandres (1862) (9 minutes)
Lieu: Abbaye de Clairmarais / Clairmarais / Pas-de-Calais / France

Le sire de Clairmarais était à la chasse depuis l'heure de matines. La châtelaine son épouse occupait les loisirs d'une longue soirée d'automne à broder, dans son oratoire, un voile de drap d'or, tissu précieux destiné à l'ornement de la châsse miraculeuse du bienheureux saint Bertin. Ses dames d'atour œuvraient autour d'elle en silence; car leur maîtresse était trop hautaine pour deviser avec des vassales, et même pour leur permettre d'élever la voix devant elle lorsqu'elle ne les en requérait point.

Depuis une heure le vent avait cessé d'apporter au château les derniers sons du couvre-feu tinté au beffroi de Saint-Omer, ville distante d'une demi-lieue environ, quand tout à coup on ouï à la poterne du manoir le son du cor. Il y avait dans cette fanfare je ne sais quoi d'étrange et de sauvage qui fit tressaillir la châtelaine et ses femmes. Un page alla s'enquérir de ce que c'était, et il revint apprendre à sa maîtresse qu'un chevalier de haute apparence, et se disant le sire Brudemer, demandait l'hospitalité.

Si quelque pauvre manant, en danger de vie, eût été se lamentant au bord des fossés, la châtelaine n'aurait eu garde de faire abaisser le pont-levis pour lui donner asile dans le manoir; mais il en était tout autrement d'un noble seigneur. Elle donna ordre qu'on l'admît dans le château et qu'on l'introduisit auprès d'elle.

Et puis elle se mit, suivant la coutume, à préparer de ses propres mains l'hypocras que l'on doit offrir à ses hôtes en signe de bienvenue. Elle n'avait point fini de verser le breuvage dans une coupe d'argent, lorsque le sire Brudemer fut amené par le page.

Il s'avança vers la châtelaine avec cette courtoisie avenante et noble qui appartient à un chevalier de haut lignage, et commença par remercier gentiment la dame de l'hospitalité qu'elle lui octroyait.

« Je me suis égaré dans ce domaine, dit-il. Je maudissais naguère encore la fougue de mon destrier, qui, me séparant de mes veneurs, m'entraîna parmi des marais et des ravins au plus fort de ce bois; mais depuis que j'ai l'heur d'être admis en présence d'une dame aussi merveilleusement belle, je ne compte plus pour rien fatigues, dangers, ni inquiétudes. »

Au premier abord, la voix de l'étranger avait quelque chose d'amer et de rude, que faisait bientôt oublier néanmoins la grâce emmiellée de ses propos.

Les dames d'atour, qui, suivant l'usage, s'étaient retirées dans le fond de la salle, de manière à voir ce qui s'y passait sans toutefois entendre les discours que l'on pouvait y tenir, se faisaient tout bas remarquer entre elles la richesse des vêtements de Brudemer, l'élégance de sa tournure, la régularité de sa physionomie, et l'expression sauvage de son regard de feu. Aussi n'était-il pas étonnant que la châtelaine trouvât un charme inexprimable dans la société de son hôte, elle qui n'avait d'autres compagnes que des vassales sans naissance, et dont les entretiens se bornaient aux longs récits de batailles et de tournois du vieux seigneur son époux, meilleure lance que galant aimable.

Profitant avec habileté de ses avantages, Brudemer ne tarda pas à mêler dans ses discours quelque chose de plus flatteur et de plus tendre que ne le permettaient même les mœurs de l'époque. La châtelaine, ordinairement si dédaigneuse et si fière, subjuguée par un pouvoir inconnu, l'écouta sans colère, puis bientôt avec une émotion toujours croissante.

Se plaçant alors, sans affectation, de manière à cacher la dame de Clairmarais aux regards de ses femmes d'atour, il s'empara d'une main qu'on ne songea pas à lui retirer, et la porta tendrement à ses lèvres; puis son genou pressa tendrement un genou qui tremblait.

Il serait difficile d'exprimer les sensations de la châtelaine un feu âpre, infernal, circulait douloureusement dans ses veines; il étreignait son front, il faisait haleter sa poitrine. Elle n'éprouvait rien de cette douce langueur, de cette ivresse ineffable, doux et cruels symptômes du mal d'amour c'était plutôt l'angoisse, la sueur froide et les frissons d'un pécheur qui trépasse ; c'était plutôt l'horrible stupéfaction d'un pèlerin qui voit s'attacher sur lui le regard mortel d'un basilic.

Dans son trouble, la dame de Clairmarais laissa tomber le voile qu'elle brodait. « Oh! si l'on m'octroyait le don d'une semblable écharpe, dit Brudemer, si la dame dont les belles mains l'ont façonnée me prenait pour son chevalier, que de lances je romprais en l'honneur d'elle, en champ clos et dans les batailles! »

Elle la releva avec un mouvement convulsif, et lui dit : « La voilà. »

Brudemer porta l'écharpe à ses lèvres pour cacher un horrible sourire qu'il ne pouvait réprimer... Mais il la jeta soudain, avec un frisson de terreur, et comme si elle eût été de feu. Or, le chapelain l'avait examinée, le soir même, après vêpres, et les mains encore humides d'eau bénite.

Mais, remis aussitôt de son émotion, il se rapprocha plus encore de la châtelaine, et baissant la voix :
« J'ai été conduit jusqu'à votre châtel par un vieillard ayant grande hâte de rencontrer le sire de Clairmarais. II l'attend à la poterne pour lui révéler un secret important, et qui vous concerne. »

La châtelaine pâlit à ces mots.

« Je me suis informé, continua Brudemer, des motifs qui lui faisaient rechercher votre époux avec tant d'empressement. « C'est, m'a-t-il répété, pour lui découvrir « un mystère; un mystère qui amènera bien du changement dans le manoir de Clairmarais. »

La châtelaine m'a fait chasser ignominieusement du château; elle m'a menacé d'un cul de basse-fosse si j'y revenais. L'ingrate! je la dépouillerai de ses titres et de « ses richesses, dont elle est si orgueilleuse! »

Comme je ne voulais point ajouter foi à ses menaces, il me raconta que sa femme avait été nourrice de la fille du comte d'Érin; que le nourrisson était mort sans que personne au monde ne le sût, excepté lui; qu'il vous avait mise, vous, sa propre fille, dans le berceau de la jeune comtesse trépassée, et que vous aviez été élevée et mariée comme l'enfant du seigneur d'Erin. Il m'a fourni des preuves nombreuses et irrécusables de sa fraude.

« Une fois ce mystère connu, le sire de Clairmarais ne tardera pas à répudier une vassale, la fille d'un serf dont il a été dupe. »

La châtelaine se tordit les mains avec désespoir.

« Écoutez, continua Brudemer en baissant encore davantage la voix, et de manière pourtant que la dame de Clairmarais ne perdit pas une de ses paroles, écoutez. Le vieillard, enveloppé de son manteau, dort au pied de la poterne : ce poignard... venez.

« Mon père!...

Non, vous avez raison, répliqua Brudemer avec une froideur ironique. Que sait-on? On daignera peut-être, par pitié, vous admettre parmi les dames d'atours de la nouvelle épouse du sire de Clairmarais. Au pis-aller, vous ne serez que rasée, enfermée dans un couvent... »

La châtelaine se leva brusquement, fit un geste à ses femmes pour leur défendre de la suivre, et, donnant la main à Brudemer, tous deux prirent le chemin de la poterne.

Après avoir chassé toute la journée, le sire de Clairmarais revenait où il lui tardait de se trouver, près d'un foyer bien chaud, à côté de la belle châtelaine son épouse.

Il avait tant de hâte d'arriver, qu'il précédait de quelques pas ses veneurs, quand tout à coup son cheval refusa d'avancer, se cabra, et donna tous les signes d'un grand effroi. Force fut au vieux seigneur de mettre pied à terre... Oh! qu'il ressentit de surprise et de chagrin ! Le père nourricier de son épouse était là, étendu sans mouvement et une large blessure à la poitrine.

On s'empressa autour de lui, et les secours qu'on lui prodigua ne restèrent pas inutiles. Le mourant entr'ouvrit les yeux. Il se souleva avec effort, et, se penchant vers l'oreille du sire de Clairmarais, il y murmura d'une voix défaillante quelques paroles qui firent tressaillir d'horreur le châtelain; puis il retomba et expira.

Le vieux seigneur, sans proférer un seul mot, marcha droit à l'oratoire où se trouvait son épouse. Le front couvert d'une pâleur mortelle, elle était assise devant une table étroite, et, pour déguiser son trouble affreux, elle feignait de jouer aux échecs avec Brudemer.

Celui-ci, à la vue du sire de Clairmarais, partit d'un horrible éclat de rire. La châtelaine partagea cette exécrable hilarité, et il fallait bien souffrir pour rire ainsi. Alors le sire de Clairmarais ne douta plus de son malheur; car jusque-là il n'avait pu croire aux crimes dont le vieillard mourant avait accusé la châtelaine. « Satan! s'écriat-il, au comble de l'indignation et du désespoir, Satan! je t'abandonne la parricide, l'épouse adultère, et le château qu'elle a souillé de sa présence.

J'accepte! » dit Brudemer. Et en même temps une couronne de feu jaillit autour de sa tête, et il étendit sur la châtelaine deux terribles mains armées tout à coup de griffes infernales.

Il y avait plus de deux cents ans que le sire de Clairmarais était mort, en odeur de sainteté, dans l'abbaye de Saint-Bertin, lorsqu'un soir un religieux de l'ordre de Saint-Benoît s'informa d'un bourgeois de Saint-Omer quel était le manoir dont on voyait s'élever les tours au milieu d'un bois entouré de marais immenses.

« Que Notre-Dame et les saints vous soient en aide! répondit le bourgeois en se signant avec dévotion: c'est le château de Clairmarais, endroit maudit, hanté par le démon. Chaque nuit il s'éclaire par une lueur soudaine; chaque nuit, le diable et je ne sais combien de revenants s'y rendent dans leurs chariots de feu.

« S'il faut en croire les anciens du pays, le démon qui habite ce château a nom Brudemer, et force les insensés qui pénètrent dans sa demeure à jouer aux échecs leur âme, en échange de la propriété du domaine et de tous les trésors qu'il renferme. Vous sentez bien que nul, jusqu'à présent, n'a su gagner le diable, et que nul par conséquent n'est revenu de Clairmarais. »>

Le moine écouta le bourgeois en silence, et puis, après avoir réfléchi quelques instants, il marcha d'un pas ferme vers le manoir diabolique.

Il y pénétra sans obstacle, et alla s'établir dans un oratoire meublé richement, et au milieu duquel se trouvait une table étroite avec un damier et toutes les pièces du jeu d'échecs.

Tandis que le moine examinait ces objets que l'obscurité commençait à ne plus rendre très distincts, une lumière vive se répandit tout à coup dans l'oratoire, et le religieux se vit au même instant entouré d'une foule de varlets, de pages et de dames d'atours vêtus à l'antique. Tous s'acquittèrent en silence des devoirs de leur charge, sans qu'on entendît le bruit de leurs pas, et, chose merveilleuse, sans que leurs corps produisissent une ombre lorsqu'ils passaient devant la lumière.

Peu après s'avança lentement un seigneur richement vêtu, qui portait sur son pourpoint blasonné, en guise d'armoiries, un écu aux deux fourches de sable, avec cette devise Brudemer. A son bras s'appuyait une femme, jeune encore, dont la belle physionomie était couverte d'une pâleur de cadavre; et puis suivaient huit pages courbés sous le poids de quatre lourds coffrets remplis d'or.

Brudemer se mit près de l'échiquier, et fit signe au moine de s'asseoir devant lui. Le moine obéit, et tous deux commencèrent à jouer sans proférer un seul mot.

Par une combinaison savante le moine croyait avoir fait mat son adversaire, quand la dame pâle, qui était restée debout derrière Brudemer et appuyée sur le dossier de son grand fauteuil, se pencha vers lui, et du doigt lui montra un pion. Alors la partie changea de face, et le moine se trouva lui-même en danger d'être mat.

Ce coup joué, Brudemer et la dame se mirent à rire aux éclats; tous ceux qui se trouvaient dans l'oratoire se groupèrent autour des joueurs, et prirent part à cet effroyable accès de gaieté que ne sauraient faire comprendre des paroles humaines.

Le religieux commença à se repentir de sa témérité. Une sueur de glace ruisselait sur son front, et il aurait donné tout au monde pour se trouver à cette heure dans son couvent. Néanmoins il ne désespéra pas de la bonté divine, et il se mit à intercéder mentalement son bienheureux patron saint Benoît; car un miracle seul pouvait le tirer de ce pas dangereux. Tout à coup, et par une inspiration céleste, il s'aperçut qu'une combinaison nouvelle pouvait encore lui faire gagner la partie, et il allait faire avancer le pion qui la lui assurait, quand les éclats de rire qui retentissaient autour de lui se changèrent en hurlements effroyables; puis il n'entendit plus rien; tout se tut et disparut.

Le moine, après avoir passé le reste de la nuit en oraison, vit enfin renaître le jour avec une joie que l'on se figure aisément. Il trouva, à la place occupée, la veille, par la dame si pâle, un squelette couvert de riches vêtements de femme en lambeaux.

Resté possesseur du château et des trésors qu'il renfermait, le religieux fit de cet endroit maudit un monastère dont on le nomma supérieur. Il ne subsiste plus aujourd'hui que de faibles vestiges du cloître, détruit à l'époque de la Révolution.

Telle est la légende de la partie d'échecs du diable.

Combien je regrette de n'avoir pu la raconter dans le patois naïf et avec l'expression de crédulité de la bonne vieille femme qui me l'a dite, un soir d'automne, dans une pauvre chaumière éclairée par une seule lampe et le feu rouge de l'âtre, tandis que la pluie tombait par torrents et que le vent s'engouffrait en mugissant dans le bois immense de Clairmarais!


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