La légende des lames de Solingen [Bad Orb (Hesse, Solingen (Rhénanie-du-Nord-Westphalie / Allemagne)]

Publié le 23 avril 2023 Thématiques: Âme , Amour , Amour impossible , Artisan , Diable , Enfant , Forgeron , Mariage , Minuit , Nuit , Pacte avec le Diable , Ruse , Sorcellerie , Sorcière , Voyage ,

Musée Allemand des Lames
Musée Allemand des Lames. Source komoot
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Source: Kiefer F.J. / Légendes et traditions du Rhin de Bâle à Rotterdam (1868) (8 minutes)
Lieu: Massif Spessart / Bad Orb / Hesse / Allemagne
Lieu: Musée allemand des lames (Deutsches Klingenmuseum) / Solingen / Rhénanie-du-Nord-Westphalie / Allemagne

Au seizième siècle on ne connaissait pas encore à Solingen l'art de forger des lames qui pussent être comparées, pour leur bonté et leur trempe, à celles de Damas célèbres dans l'univers entier. Les bons armuriers toutefois n'y manquaient pas, et tous s'efforçaient d'imiter les habiles orientaux; mais aucun n'avait pu y réussir, et plus d'un maître s'était ruiné par des essais infructueux.

Parmi ceux-ci se trouvait aussi le vieux Ruthard, homme expérimenté ayant vieilli dans le métier; parvenir à confectionner des lames de Damas, ç'avait été son rêve favori, et il avait sacrifié la moitié de sa vie à cette chimère. Il voyait avec désespoir que les essais continuels qu'il faisait, et qui enlevaient beaucoup de temps et d'argent, minaient sa fortune. Il venait encore d'échouer dans une épreuve nouvelle, lorsque sombre et découragé il quitta l'atelier pour rentrer dans son appartement. Martha, sa fille unique, était loin de deviner la cause réelle du chagrin qui sillonnait profondément le front du vieillard, et cherchait en vain à le distraire: il ne répondait pas à ses tendres paroles, ne regardait même pas le mets favori qu'avec tant de soin elle avait apprêté pour le surprendre la veille de Noël. „Tu n'aurais pas dû travailler à cette heure sainte, mon cher père,“ dit-elle, „cela n'apporte ni bénédiction, ni prospérité. Tu martèles et te fatigues, comme s'il s'agissait du pain quotidien, et je pense pourtant que tu as assez acquis pour te reposer à ton âge et vivre sans soucis. Le maître ne répondit que par un profond soupir, et ayant pris quelques bouchées en silence, il sortit.

„Mon père doit être malade,“ se dit tristement Martha, il est moins que jamais disposé à écouter le secret qui me pèse tous les jours davantage et m'oppresse le coeur. Guillaume, il est vrai, est un garçon actif et plein d'ordre, c'est le compagnon le plus vaillant, le plus zèlé de mon père, aussi est-il le préféré. La pauvreté de cet excellent garçon serait-elle une raison suffisante, pour que mon père refusât de me donner à lui?

Au même instant, Guillaume entra dans la chambre, non pas gai comme on l'est à son âge, mais pâle et défait. „Martha,“ dit-il, „c'en est fait de nous; je viens de demander ta main au maître; il est vrai que l'air sombre et mystérieux qu'il prend depuis quelque temps, m'inspirait de la crainte, mais j'avais confiance dans l'attachement et dans l'amitié qu'il n'a cessé de me témoigner. Que penses-tu qu'il m'ait répondu? Il tira de l'armoire une lame d'un aspect étrange, pâle et singulièrement veinée, et me dit : tant que vous ne saurez forger un chef-d'oeuvre pareil à celui-ci, votre demande sera inutile; la main de ma fille n'étant qu'à ce prix." Et en disant ces paroles, il trancha, pour preuve de la dureté extraordinaire de l'acier, un clou fixé dans le mur, sans que la lame en fût ébréchée. „Allez," continua-t-il d'un air ironique en me poussant vers la porte, „allez apprendre, en Orient, l'art que je poursuis en vain depuis tant d'années; par cet art seul vous pourrez atteindre le but de vos désirs; et je vous le jure, rien n'ébranlera ma résolution."

Cette nouvelle plongea la fille aimante dans une douleur extrême; elle s'était attachée avec toute la force d'un premier amour à celui que son coeur avait choisi. Mon bonheur est à jamais perdu, dit-elle, fondant en larmes; car si tu pars pour Damas, nul espoir que jamais tu reviennes de ce pays dévasté par les guerres des infidèles. D'ailleurs je ne pourrais supporter l'idée de te savoir dans un danger continuel, je mourrais avant ton retour.

Et cependant, répondit Guillaume, quel autre moyen nous reste-t-il? Ce voyage quelque long et dangereux qu'il soit, nous laisse pourtant une ombre d'espoir; et la vue de tes larmes, Martha, me donne le courage de tout entreprendre, de tout tenter pour réussir. Je m'apprête à partir immédiatement. Tu me reverras heureux d'ici à un an, sinon jamais.

Disant ces mots, le jeune homme sortit impétueusement, et le lendemain matin il était parti sans avoir dit adieu. Dix jours après son départ, il gravissait les montagnes solitaires du Spessart; ignorant les mille détours de la haute forêt, il s'égarait de plus en plus dans ce labyrinthe. Déjà il avait perdu l'espoir de trouver un gîte pour la nuit, lorsqu'il aperçut bien tard la lumière d'une cabane isolée.

Il hâta le pas et eut bientôt atteint la chaumière; il frappa, une femme vieille et laide lui ouvrit la porte. „Bon soir, bonne mère,“ dit-il, „un malheureux égaré peut-il passer la nuit chez vous ? Une botte de paille et un morceau de pain, voilà tout ce que je désire, et je vous le paierai bien.“ „Approchez, gentil garçon,“ dit la vieille d'une voix criarde, en faisant une grimace épouvantable et en regardant de travers, de ses yeux bordés de rouge, le nouvel arrivé. „Je veux bien vous loger, pour autant que vous ne trouviez pas étrange que je reçoive encore une autre personne que j'attends de moment en moment. Aussi ne puis-je vous donner que cette petite chambre écartée, où vous pourrez dormir, sans interruption, jusqu'au matin.“

Il n'avait d'autre alternative que d'accepter cette offre. Guillaume raconta à la vieille, pendant qu'elle lui préparait une soupe au lait, le but de son voyage, et quand il se fut un peu restauré, il s'étendit sur la paille. Mais il ne put s'endormir. L'air mystérieux de la vieille, ses paroles, son chant discordant, semblable aux cris des hiboux et auquel répondaient tour-à-tour les miaulements de deux chats; tout cela le tenait forcément éveillé; ajoutez à cela la curiosité de savoir de quelle nature serait la visite que la vieille attendait cette nuit au milieu de la forêt déserte. Minuit sonna.

La lune jetait sa lumière magique sur les objets d'alentour, et l'imagination du jeune homme, troublée par la terreur, leur prêtait les formes les plus bizarres. Le vent s'éleva et fit cliqueter les carreaux mal affermis de la fenêtre vermoulue: on aurait dit le chuchotement de gens qui s'approchaient. De grosses gouttes de pluie battant contre les minces parois de la cabane, résonnaient comme les pas sourds d'un être ennemi qui se glissait menaçant auprès du pauvre isolé. Tout-à-coup une explosion le fit s'élancer de sa couche; en même temps il entendit un bruit pareil à celui d'une masse tombant par la cheminée, et un échange de voix le convainquit que son hôtesse n'était plus seule. Ses cheveux se dressèrent; il s'approcha d'une des fentes de la porte, et vit avec effroi la figure d'un homme assis pès de l'âtre flamboyant. Un grand chaudron bouillait sur le feu, et de temps en temps il s'en échappait des flammes bleuâtres, à la lueur desquelles Guillaume distinguait mieux l'hôte étranger. Celui-ci portait un manteau rouge et un chapeau de même couleur; sa figure était couverte d'une barbe raide, et il tenait les pieds cachés dans les cendres sous le foyer. Ses yeux perçants et flamboyants étaient fixés sur la vieille debout devant lui dans une humble attitude. La colère était peinte dans ses traits. Guillaume ne pouvait comprendre ce qu'ils se disaient. C'était un bourdonnement vif et mystérieux. Le jeune homme ne fut pas peu effrayé, lorsqu'il vit la vieille se diriger droit à son réduit. Il se jeta précipitamment sur son lit, pour faire croire qu'il dormait, et à peine avait-il fermé les yeux qu'il se sentit secouer le bras. „Eveillez-vous, mon garcon!" dit la sorcière, „levez-vous vîte, vous apprendrez à connaître un homme des contrées orientales. Il peut vous épargner ce lointain voyage, car il possède toutes les sciences. Parlez-lui et priez-le de vous apprendre ce que vous désirez savoir.“

Guillaume se leva et suivit la vieille; il ne pouvait s'empêcher de frissonner à la vue de l'étranger; mais le désir de connaître le secret de son art, et le souvenir de sa bien-aimée surmontèrent toute hésitation. Tremblant il se tenait devant cet étre mystérieux dont le regard scrutateur, semblable à celui du serpent, s'échappait de dessous les larges bords du chapeau et se fixait sur lui. Le manteau de feu que se personnage sinistre serra plus étroitement autour de son corps, pendant que sa main droite, à moitié étendue, semblait calmer le bouillonnement du chaudron; la vieille enfin qui se tenait blottie dans un coin de la cheminée, de manière à ne laisser voir que sa figure; tout cela, à la pâle lueur du feu de tourbe, avait un aspect diabolique, et déconcertait le pauvre diable. Du fond de son coeur il appela tous les saints à son secours, afin que le mauvais esprit n'eût aucun pouvoir sur lui. Pendant fort longtemps cet hôte énigmatique et terrible tint le regard attaché sur Guillaume, puis il lui demanda d'une voix stridente et sépulcrale: „Que me veux-tu ?" Le jeune homme presque défaillant raconta en termes incohérents ses aventures et le motif de son voyage; mais à peine eut-il fini, que le mauvais genie partit d'un éclat de rire effroyable. „Ce que tu désires savoir, je le sais, dit-il, d'une voix changée et à peine perceptible en s'approchant de Guillaume, mais je ne fais rien pour rien. Pour le secret que je te donne, et qui contient toutes choses qui te sont utiles, j'exige uniquement que tu sois à moi du jour que tu en feras usage. Dès ce moment-là je t'octroie sept ans et sept mois pour jouir de la vie et des avantages que j'y attacherai. Agrées-tu ma proposition, tu t'en trouveras bien; sinon, tu resteras en Orient, et Martha ne te reverra plus.“

Guillaume était trop troublé pour pouvoir réfléchir; l'amour était tout puissant dans son coeur; il écrivit, après avoir trempé une plume de coq dans le liquide bouillant, son nom sur un parchemin qui lui fut présenté, et en échange, il reçut une lettre dûment cachetée. A peine l'eut-il prise que la figure disparut.

Le malheureux passa le restant de la nuit en proie aux angoisses et à la fièvre. Ce ne fut que vers le point du jour qu'il put jouir d'un sommeil bienfaisant, et le soleil était déjà levé depuis longtemps, lorsqu'il quitta sa couche. Dans la cabane, il n'y avait plus ni la vieille, ni aucun autre être vivant; il quitta cette auberge étrange, comme s'il avait été poursuivi par les furies. Après avoir erré longtemps, il rencontra moitié mort d'épuisement, des paysans charitables qui l'ayant soigné, le remirent sur le chemin de son pays.

Maître Ruthard était au comble de l'étonnement, en voyant revenir le compagnon qu'il croyait déjà bien loin. Il pensait que le jeune homme, se répentant de sa décision première, avait adopté un nouveau plan. Mais bien plus grand fut son étonnement, quand Guillaume, après lui avoir tout raconté, lui remit le secret cacheté d'un triple sceau noir, figurant une langue de feu et un glaive.

„Que Dieu nous préserve!“ dit le pieux maître instruit de tout, et après un moment de sérieuse réflexion: „Dieu veuille que ton amour excessif pour ma fille ne te précipite dans la perdition éternelle. Ni ta main, ni la mienne ne déroulera jamais ce papier portant heur ou malheur, qu'il repose, pour des jours meilleurs, dans le coin le plus obscur de mon armoire, afin que mes petits enfants auxquels ne peut s'étendre le pouvoir satanique, le décachètent et en fassent usage.

Ainsi fut-il fait. Guillaume épousa l'avant-veille de Noël sa Martha chérie qui était au comble de la joie. Ruthard lui céda son atelier et sa clientèle, car son age avancé exigeait le repos. Le travail et la perseverance surmontent toute difficulté. Peu à peu l'état de la maison fut plus florissant que jamais à la grande satisfaction du vieillard.

Bien des années s'étaient écoulées, Ruthard avait rejoint ses aïeux; Guillaume aussi, parvenu à un age très-avancé, s'était endormi du dernier sommeil, lorsque son fils, continuant la carrière paternelle, trouva la lettre contenant l'exposé de l'art de fabriquer des épées pareilles, pour la trempe, aux lames de Damas.

C'est à dater de cette époque que les lames de Solingen sont si bonnes et si renommées.


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