La légende du gablou de Lorient [Lorient (Morbihan)]

Publié le 8 octobre 2023 Thématiques: Âme , Animal , Cochon , Contrebandier , Diable , Diable victorieux , Douanier , Nuit ,

Port de plaisance de Lorient
Port de plaisance de Lorient. Source Public domain, via Wikimedia Commons
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Source: Fouquet Alfred / Légendes, contes et chansons populaires du Morbihan (1857) (4 minutes)
Lieu: Port de Lorient / Lorient / Morbihan / France

Au siècle dernier, quand Lorient était un port franc de la Compagnie des Indes, et que tout ce qui entrait dans la banlieue de cette ville, ainsi que tout ce qui en sortait, payait droit d'importation ou d'exportation, il y avait, dans un certain rayon, grand nombre de douaniers toujours en éveil, car les fraudeurs étaient toujours en action. Parmi les gens de la maltôte, un brigadier surtout faisait rage, et les contrebandiers (gens fort estimés du démon) le tenaient en horreur, pour tous les tours qu'il leur avait joués.

Un soir, en sortant de Lorient pour rejoindre son poste de Saint-Adrien, il fut accosté par un homme de mauvaise mine, qui lui souhaita la bonne nuit en l'apostrophant par son nom, et lui dit : Vous marchez bon pas, brigadier! C'est que je suis pressé, répondit le gablou. Eh bien! moi aussi, riposta l'inconnu en emboîtant le pas avec lui.

Le brigadier, peu charmé de cette société, chercha un prétexte pour s'en débarrasser et dit à cet homme, en arrivant à Kerfontaniou: Bon soir, mon vieux, j'entre ici pour allumer ma pipe. J'entre aussi moi, dit l'inconnu. —Ah! pardon, reprit le Catula (nom injurieux donné aux douaniers par les fraudeurs), je ne m'arrêterai pas, car je n'ai pas de tabac; ainsi, adieu mon cher, je vous quitte. Qu'à cela ne tienne, objecta l'obstiné compagnon, voilà ma blague pleine d'excellent tabac de fraude. Mais qui donc êtes-vous, observa le brigadier, vous qui me connaissez et que je ne connais pas ; vous qui osez déclarer à un douanier que vous êtes un fraudeur?

Bah! bah! estimable brigadier, fit l'impassible compagnon, vous faites erreur; ce tabac est un cadeau d'ami, et si je vous connais, c'est que vous êtes un personnage important, tandis que vous faites semblant de ne pas m'avoir connu, parce que je ne suis pas un monsieur; mais si dans ce moment, vous ne vous remémorez ni mon nom, ni ma voix, ni ma figure, je ne fais nul doute que la mémoire ne vous revienne avant peu en attendant, allumons.... et le doigt courbé sur le fourneau de sa pipe, il fit prendre feu au tabac à la première aspiration. — Allons, cher brigadier, dit-il ensuite, voilà mon doigt, allumez... Eh que diable! ne faites pas le fier avec un ami, voyons, ne me reconnaissez-vous pas ? Ah !.... je me.... rap... pelle, oui, oui,... confusément, je crois vous reconnaître.... balbutia le brigadier tout troublé... -C'est bienheureux enfin, dit le diable; je savais bien, moi, que la mémoire vous reviendrait; mais avançons, car la nuit vient, et la bise est piquante.

Arrivés à Lanveur, ils firent rencontre d'un pauvre bonhomme fort embesoigné avec son porc qui prétendait aller à Kerfichan, tandis que le paysan prétendait le mener à Ploemeur. Maudit cochon, disait le bonhomme, tu me fais damner va, que le diable t'emporte !... Entendez-vous, dit aussitôt le brigadier à son compagnon, cet homme vous donne son cochon, prenez-le donc. --- Non, non, dit le diable, ce n'est pas de bon cœur qu'il me le donne. Mais, reprit le douanier, c'est si bon le lard aux choux ! - Fi donc, mon cher, dit le diable, c'est bon pour les goujats; d'ailleurs, j'ai une gastrite, et mon médecin m'a défendu le lard. - Il faut bien que vous soyez malade, observa le gablou, ou que vous ayez le goût bien délicat, pour refuser un si beau cochon, maintenant surtout qu'ils sont si chers! Je le prendrais bien moi, s'il m'était donné. Eh bien ! mon cher, je suis plus scrupuleux que vous, fit le diable, car je ne prends que ce qui m'est donné de bon cœur, tandis que vous, vous prenez volontiers ce qui ne vous est pas donné du tout.

Le brigadier n'insista plus, et les deux compagnons continuèrent leur route en silence; mais à deux cents pas de Lanveur, ils entendirent les cris forcenés d'un moutard qui voulait aller à Lorient, et que sa mère entraînait de force à Kerberne. «Viendras-tu, méchant gamin? criait la mère. A-t-on vu pareille idée d'aller en ville à cette heure?... Tu viendras à la maison, garnement, et là tu la danseras, va!.... » L'enfant, que la promesse d'une danse ne séduisait que médiocrement, s'obstinait de plus en plus dans sa résistance, et criait aussi de plus en plus fort, quand la mère exaspérée le lâcha en s'écriant : «Eh bien! va donc, petit monstre, et que le diable t'emporte!....Prenez-le donc, dit le brigadier, qui provoquait à tout propos l'éloignement de son compagnon; prenez-le donc ! Vous ne devez pas avoir grand nombre de jolies petites âmes comme celle-là; à votre place, je profiterais de l'occasion, car il n'est pas sûr qu'elle vous revienne plus tard.... C'est égal, répondit le diable; l'enfant ne m'est pas donné de bon cœur, et j'espère trouver mieux.

Les deux compagnons reprirent donc leur route. Comme ils approchaient de la limite de la banlieue, marquée par une pierre gravée aux lettres B. D. L., et à la date de 1741 (les trois lettres veulent dire banlieue de Lorient. La date est celle de leur pose et celle aussi de la construction des remparts de la ville.), ils firent rencontre de trois contrebandiers qui, en reconnaissant le brigadier si redouté d'eux, s'écrièrent en prenant la fuite : « Ah! le gredin de brigadier, le voilà encore ! Que le diable l'emporte !... »— « Entendez-vous à votre tour, cher brigadier? dit le diable en le saisissant au collet. Vous le voyez, cette fois le cadeau m'est fait de bon cœur ; et vous diriez vous-même que je suis un nigaud, si je n'en profitais pas....! » Oncques, depuis, on n'a entendu parler du pauvre Catula!!! »


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