Le sire de Roulans était marié depuis quelques mois à peine à la dame Angèle, lorsqu'il dut partir pour la guerre sainte. Angèle désolée demeura seule au château. Elle reçut de son mari deux ou trois fois d'assez bonnes nouvelles, mais voilà qu'un jour, après un long silence, l'écuyer revint seul et annonça que dans une grande bataille livrée sous les murs de Jérusalem, son maître disparut et que toutes les recherches faites pour le retrouver par ses gens avaient été vaines.
Le désespoir d'Angèle fut extrême, et l'on craignit pour ses jours. Toutefois, le temps ayant peu à peu calmé sa douleur, son cœur se reprit à la vie et elle reparut dans le monde avec tout l'éclat de sa beauté. De nombreux prétendants briguèrent sa main. Longtemps elle résista; mais à la fin, elle consentit à épouser le seigneur de Laissey, son voisin, qui avait su lui inspirer une profonde sympathie. Le mariage fut célébré pompeusement dans la chapelle de château. Après le repas somptueux qui suivit la cérémonie nuptiale et au moment où les nouveaux époux allaient se retirer dans leurs appartements, un grand bruit se fit entendre à la porte du château. C'était un inconnu fort mal en point, paraissant recru d'âge, de fatigue et de misère, qui voulait entrer dans le manoir malgré la résistance des varlets. Angèle s'approchant d'une fenêtre, vit cet étranger et envoya son page vers lui pour s'enquérir du motif qui l'amenait. Le vieillard, après avoir questionné l'envoyé de la châtelaine, apprit de lui que la fête que l'on célébrait au château était celle du mariage de la dame de Roulans et du sire de Laissey. Cette nouvelle parut le plonger dans une stupeur profonde. Il demeura muet un instant, puis il tira de son doigt un anneau qu'il remit au page, en le priant de le porter à la châtelaine. Cela fait, il s'éloigna rapidement. Le page revint auprès de dame Angèle, qui, inquiète et troublée par une sorte de pressentiment, attendait son retour avec anxiété. A la vue de cet anneau que lui remit le page, Angèle poussa un grand cri et tomba évanouie: elle avait reconnu l'anneau du sire de Roulans, son premier époux; elle ne pouvait douter qu'il ne fût encore vivant. Le trouble et la confusion qui suivirent cette scène ne peuvent se décrire. Les invités, comme s'ils eussent été eux-mêmes coupables du crime de la châtelaine, se retirèrent la terreur dans l'âme.
Le sire de Laissey, comme pour se laver d'une faute dont il se repentait amèrement de s'être rendu complice, partit pour la croisade et périt bientôt sous le glaive de l'ennemi. Le sire de Roulans disparut sans retour, et alla finir sa vie dans un cloître éloigné. Quant à la pauvre Angèle, elle ne songea plus qu'à obtenir son pardon de Dieu. Elle fit bâtir sur la pointe du rocher qui dominait son château la chapelle que l'on y voit encore aujourd'hui; la tradition ajoute que lorsque le monument fut achevé et que l'autel de la madone fut consacré selon les rites de l'église, Angèle sortit du château, s'agenouilla à la porte d'entrée, et, le corps couvert d'un cilice, monta sur ses genoux jusqu'à la chapelle d'Aigremont, laissant aux ronces les lambeaux de sa chair et teignant de son sang les pierres du chemin. Quand elle arriva au sommet de la montagne, épuisée de fatigue et de douleur, elle tomba morte sur le seuil de la chapelle.