La légende de la fiancée D'Arguel [Fontain (Doubs)]

Publié le 13 mars 2024 Thématiques: Château , Fée , Fleur , Jeune fille , Mariage , Mort , Noblesse , Nuit , Princesse ,

Château d'Arguel
Patrifor, CC BY-SA 4.0 , via Wikimedia Commons
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Source: Thuriet Charles / Traditions populaires du Doubs (1891) (5 minutes)
Lieu: Château d'Arguel (ruines) / Fontain / Doubs / France

Tout semblait dormir dans le château d'Arguel. La lune éclairait ses tourelles; les girouettes criaient au vent, et l'archer, appuyé sur sa hallebarde, était immobile comme une statue de marbre à l'angle du préau. Il regardait, à travers la brume, les forêts qui s'agitaient à ses pieds et, dans les profondeurs du val, le Doubs dont le murmure s'élevait à peine jusqu'à lui.

Tout semblait dormir dans le manoir.

Cependant une lumière veillait encore à la tourelle de l'orient, et Blanche d'Arguel ne dormait pas.

Blanche était seule dans la tourelle. Elle reposait sur sa couche à dais et à tenture verte. Une lampe, fixée à la voûte par une chaîne de cuivre, brûlait dans la chambre gothique et éclairait à demi les tapisseries qui couvraient la muraille. Un théorbe de ménestrel reposait auprès d'une grande corbeille de fleurs, cueillies pour le jour des fiançailles et qui devaient parer Blanche le lendemain.

Or, la jeune fille songeait à son fiancé qui devait venir avec l'aurore faire résonner son cor dans les rochers d'Arguel; mais une inquiétude vague troublait sa veillée; ses idées devenaient sombres sans qu'elle sût pourquoi, et sa tête était brûlante.

Ne suis-je pas bien heureuse? se demandait-elle; et son cœur ne répondait rien.

Elle évoqua toutes les brillantes images d'un jour de fiançailles; elle vit la grande salle du château toute illuminée et toute pleine du chant des ménestrels; les chevaliers assis au banquet buvaient à sa beauté dans leurs coupes presque aussi profondes que leurs casques. L'un d'eux, le plus jeune et le plus vaillant, est son fiancé; c'est Férand, le plus hardi des francs barons du Jura, aussi timide auprès Férand qu'elle aime d'elle qu'une jeune fille, et qui doit la conduire à la chapelle du manoir. Elle se voit chevauchant auprès de lui, comme jadis à côté de son père, au milieu de varlets et d'hommes d'armes et courant les bois de Pugey et de Montrond, le faucon au poing et les cheveux flottant au vent.

Toutes ces images riantes qui avaient peuplė ses rêveries de jeune fille allaient se réaliser le lendemain. Cependant, à mesure qu'elles passaient devant elle, elles s'assombrissaient comme les nuages lorsque le soleil retire sa lumière. La mélancolie descendait dans l'âme de la jeune fille.

– D'où vient que je suis triste et que mon cœur est plus vide que jamais? se demandait-elle; et sa tête s'appesantissait, et elle éprouvait je ne sais quoi de douloureux dans l'âme et dans le corps. Elle ferma ses paupières en se recommandant à Notre-Dame et à Messire Saint Ferréol, puis elle s'endormit. Mais son sommeil ne fut point paisible: son souffle était précipité; ses oreilles étaient pleines de tintements; des formes singulières tourbillonnaient autour d'elle; ces sons s'arrêtaient et se précitaient, ces formes se raccourcissaient et s'allongeaient avec un ensemble bizarre, et la danse imaginaire suivait dans sa mesure les battements du cœur de la jeune fille. Ces visions lui faisaient mal : elle s'éveilla.

D'où vient que mon sommeil est si lourd? se dit-elle, et, se soulevant sur sa couche, elle essuya son front couvert de sueur. La lampe de la voûte s'était éteinte, mais la lune resplendissait dans l'ogive de la fenêtre et la chambre était pleine de lumière. Et voilà qu'elle crut voir au dehors des lutins et des sylphes argentés et transparents comme l'air où ils nageaient : leurs petites ailes frappaient les vitraux gothiques et ils voltigeaient par milliers comme des moucherons dans un rayon de soleil.

– Ouvre-nous ta fenêtre, jeune fille, disaient leurs voix argentines! Nous apportons les brises de la nuit sur nos ailes, Ouvre ! nous soufflerons dans les plis tièdes de tes rideaux et dans tes cheveux blonds, et ton sommeil sera doux comme celui du saule dont le vent du matin caresse la chevelure,

Blanche avait la vue éblouie, le vertige égarait ses sens, elle crut rêver et sa tête retomba sur son chevet; mais voilà que le théorbe rendit un son d'une douceur infinie. Elle vit devant elle une dame blanche qui était belle et qui souriait; elle tenait une couronne de roses rouges.

Jeune fille, dit-elle, je suis la Fée des fleurs et de la joie. J'ai volé sur la terre silencieuse et j'ai cueilli dans la rosée de la nuit les fleurs de l'hymen. Réjouis-toi, ô jeune fiancée d'Arguel, car les parfums et les plaisirs de la terre vont t'enivrer.

Et la Fée posa sur la tête de la jeune fille la couronne de roses rouges. Et voilà que toutes les fleurs de la corbeille s'animèrent à la voix de la Fée et s'agitèrent entre elles comme au souffle du vent. Des lys sortent des jeunes filles élancées; les corolles deviennent des robes blanches; les pistils brillent sur leur front comme des aigrettes dorées. Les marguerites revêtent les feuilles vertes de leur tige et les pétales blancs ceignent leur tête comme d'une couronne. Les tulipes s'arrondissent comme des turbans sur le front de jeunes filles noires comme l'ébène. La rosée brille à leurs cous comme des colliers de perles et comme des pierreries dans les plis de leurs robes odorantes. Toutes ces fleurs fantastiques s'élancent de la corbeille et voltigent autour de la blanche Fée. Nous sommes filles de la terre verte, disent-elles, qui respire nos parfums oublie le ciel. Respire-les, ô jeune fiancée d'Arguel, car nous ne vivons qu'une aurore et nous voulons t'enivrer avant de mourir.

Et Blanche, à demi plongée dans la torpeur voyait, mais vaguement, le tourbillon l'entourer en chantant. Il lui semblait que des corolles s'approchaient de ses lèvres comme des coupes, et que des pétales effeuillées tombaient sur elle comme une neige; mais elle se sentait oppressée et les parfums étaient si suaves qu'ils lui faisaient mal.

Le théorbe ému résonnait de lui-même.

– Ouvre nous, criaient les lutins, en frappant les losanges des vitraux. Mais Blanche n'entendit rien. Tout semblait se confondre. Sa vue se troubla et les ombres léthargiques descendirent sur elle une seconde fois.

Son sommeil fut plus noir et plus profond encore qu'auparavant. Des images plus sombres l'obsédaient. Ces images étaient immobiles ou ne se mouvaient qu'avec lenteur. Un malaise indéfinissable la travaillait dans les profondeurs de son être. Un froid mortel la pénétrait; sa poitrine était affaissée et son cœur semblait lutter pour se mouvoir. Il s'arrêta même un instant et la jeune fille s'éveilla en sursaut; mais tout ce qu'elle put faire fut d'ouvrir ses paupières.

La lune s'était couchée et la chambre était dans l'ombre. Blanche était baignée d'une sueur froide. Son souffle était extrêmement pénible. Qui donc pouvait l'oppresser ainsi? Elle croit voir une main froide appuyée sur son sein et un fantôme voilé de noir penché sur elle; mais elle était si faible qu'elle ne put ni crier ni détourner la tête. Elle crut sentir un souffle glacé à son oreille avec ces mots : Je suis la mort!... Mais elle l'entendit à peine et ses paupières alourdies se refermèrent...

Tout à coup la jeune fille sort de sa torpeur. Elle se sent si légère qu'elle se croit sans vêtements. Elle ne se voit point, et pourtant elle se sent vivre. Elle voit sa couche, et pourtant il lui semble ne plus y être. Quelle est, pense-t-elle, cette jeune fille blonde qui me ressemble et qui dort avec la croix de ma mère à son cou? Où suis-je donc? D'où puis-je la voir ? Pourquoi l'espace n'est-il plus?

Et voilà que Blanche aperçoit un être lumineux avec des ailes qui brillaient comme le soleil. Il portait une couronne de roses blanches éblouissantes.

– Je suis ton ange gardien, dit-il, j'ai parcouru les campagnes du ciel et j'ai cueilli pour toi les roses de la virginité. Viens, les roses de la terre, comme ses joies, passent et font mourir; mais celles-ci sont immortelles, et leur parfum, c'est la vie.

Bientôt l'aurore se leva. Férand, suivi de ses archers, fit retentir la montagne du son de sa trompe; mais il n'y eut point de fiançailles dans le château, car la fille du Sire, la fiancée d'Arguel, était morte dans la nuit, asphyxiée par les fleurs.


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