Le sire de Crosey était d'une humeur si peu sociable que ses voisins l'avaient surnommé l'Ours de Crosey. On dit qu'en temps de paix comme en temps de guerre, ce seigneur se tenait enfermé dans son château hérissé de tours. Jamais à ses fenêtres on ne le voyait promener ses regards sur les vertes prairies d'alentour et si de temps à autre, il se montrait au-dessus du donjon, c'était la nuit, à l'heure où les morts sortent de leurs sépulcres et où leurs fantômes se promènent enveloppés de leurs linceuls.
Un jour que le libre baron de Montjoie, dont le château était voisin de celui de Crosey, célébrait les noces de son fils, il échappa à ce jeune seigneur de dire qu'il saurait bien faire sortir l'Ours de Crosey de sa tanière. Il prit donc ses armes, monta à cheval et se rendit devant le château du sire de Crosey. D'abord il l'invita poliment au tournoi que le baron de Montjoie, son père, allait donner à l'occasion de son mariage; mais, voyant qu'il ne daignait pas même lui répondre, il l'assaillit de moqueries et d'injures, allant jusqu'à le traiter de chevalier lâche et couard. Or, à peine ces mots étaient-ils sortis de la bouche de l'imprudent agresseur que le pont-levis du château s'abaissa, et qu'un homme d'une taille colossale, couvert de fer, et monté sur un grand cheval noir apparut à ses yeux. « Jeune insensé, lui dit-il, je crois qu'au lieu d'un lit de noces, tes parents eussent mieux fait de te préparer une bière. » Ayant dit ces mots, le sire de Crosey marcha la lance levée contre le jeune baron de Montjoie, et à peine ce dernier avait-il eu le temps de se mettre en défense, que, frappé par son terrible adversaire et enlevé de son coursier, il alla rouler à vingt pas plus loin avec une telle violence que le bruit de sa chute parvint jusqu'aux oreilles de sa jeune épouse qui accourait vers le lieu du combat.
En vain, cette jeune dame, arrivée au moment même où l'épée du sire de Crosey allait trancher les jours de son époux, se jeta-t-elle aux genoux du vainqueur pour le prier d'épargner le jeune chevalier; on dit que pour toute réponse, après avoir égorgé son adversaire, le sire de Crosey laissa froidement sortir de sa bouche ces paroles qu'il prit ensuite pour devise:
La tradition ajoute que c'est depuis ce temps-là que les sires de Crosey eurent un ours dans leurs armoiries. Je trouve en effet dans la liste des chevaliers de Saint-George donnée par M. de Saint-Mauris, n° 699, un messire Antoine-François de Crosey, seigneur du-dit lieu, marié à Péronne de Ronchaux, lequel fut reçu chevalier de Saint-George en 1635. Ce seigneur est mort en 1668. Il portait d'argent, à l'ours menaçant de sable. Sa devise était : « JE TERRASSE QUI M'AGACE » et il avait pour quartiers: 1o Crosey; 2° Moustier; 3° Allemand; 4° Saint-Maurice en Montagne.