[...] C'est près de la petite ville de [Fère-en-Tardenois], à quelques pas en amont de la route de Coulonges, que se trouve, au milieu de blocs erratiques, aux formes plus ou moins bizarres, un grès énorme qui, par sa large assiette émergeant du sol, et son attitude originale, attire plus particulièrement l'attention; car sa physionomie semble étrange d'aspect, suivant le côté où on le regarde et la lumière qui en éclaire les contours; de sorte que par instant, à la vue de sa croupe arrondie et déprimée, de sa tête haute, on le prendrait pour un lion au repos; mais l'œil au guet, épiant une proie ou craignant un danger; d'autres fois on dirait un immense volatile, un aigle posé tranquillement sur ses pattes, étoffé de son épais plumage et prêt à reprendre son vol dans les airs.
Et pourtant le gigantesque monolithe, dont le volume ne fait qu'augmenter à mesure qu'on s'en approche, ne bouge pas, sinon après des centaines d'années lorsqu'il tourne sur lui-même ou quand, aux grands jours d'été, il projette son ombre mystérieuse sur les eaux tranquilles de la rivière, ce qui fait qu'on lui a donné le nom assez singulier de Grès qui boit ou qui va boire. On sent bien vite qu'une semblable dénomination, jointe à son allure capricieuse et mobile a dû lui créer, grâce à une imagination qui ne connaît aucune limite, lorsqu'elle est en face de ces forces grandioses de la nature, une légende des plus variées. Aussi, pour donner à ces phénomènes terrestres dont elle ne peut pas plus expliquer la présence que celle des objets fantastiques qu'elle contemple dans un mirage du ciel un soir d'orage, a-t-elle eu recours aux rapprochements les plus singuliers, même dans l'ordre moral. C'est ainsi qu'elle a voulu voir dans la position immobile du monolithe l'expiation de quelque méfait épouvantable infligée à quelque mécréant ou aventurier des anciens âges. La contrée offrait d'ailleurs assez de faits dramatiques, pour justifier cette transformation, et donner aux yeux des populations crédules de cette époque, l'exemple d'un châtiment mérité et proportionné à de grands forfaits.
Les Mithologues en ont fait de leur côté un géant du passé condamné comme Tantale à approcher ses lèvres de l'eau sans pouvoir jamais étancher sa soif. D'autres y ont vu un héros valeureux, vaincu dans le combat, pansant sa blessure, ou un amant malheureux venant pleurer ses infortunes auprès de celle qu'il aimait, cherchant à mêler ses larmes avec les siennes, sans pouvoir y arriver.
Pour nous, sans égard pour ces fables ingénieuses, qui ont parfois une base réelle, nous croyons que le Grès qui boit a reçu son nom de cette seule circonstance qu'à une certaine époque de l'année, lorsque le soleil tourne à l'horizon, il arrive un moment dans la journée où le grès projette son ombre jusque dans la rivière. Alors, en présence de cet effet physique on a dit: voilà le Grès qui boit, qui touche par son ombre l'eau dont il est pourtant assez éloigné. Ce fait était d'autant plus remarquable qu'il ne pouvait s'accomplir que dans les plus longs jours d'été, quand l'astre céleste s'étant élevé au plus haut du zénith, après avoir fourni sa marche de géant, venait à descendre sur l'horizon et à se cacher à travers la cime des grands arbres, alors les ombres descendent des montagnes, comme dit le poëte:
Descendunt altis de montibus umbrœ:
les objets s'allongent et prennent des proportions démesurées. Placé dans les conditions physiques de lumière dont nous parlons, ce grès, pouvait étendre son ombre jusque dans la rivière qui coulait en contre-bas, et qu'il dominait alors majestueusement de l'endroit qu'il occupait.
Voilà l'explication la plus simple, la plus naturelle et partant, la plus vraie. Les autres ne sont probablement que des inventions que le besoin du merveilleux jusque dans les choses les plus ordinaires, a fait admettre. Ce grès a pu, sans doute, être l'objet de quelque superstition dans l'antiquité; mais il n'en est resté aucun souvenir, et les pélerinages qui s'y font n'ont guère pour objet que la curiosité . Puisse l'innocent monolithe continuer à boire encore longtemps à la petite rivière d'Ourcq. Il est certain qu'il ne parviendra jamais à épuiser sa source.